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‘Je sentais la sacristie’: Pierre Michon et le Très-Haut

Dieu s’est absenté. La sécularisation progressant depuis des siècles, l’Église a perdu son ascendant quasi-naturel sur les hommes; selon la formule de Max Weber, le monde occidental s’est “désenchanté”. La plupart des hommes n’énoncent plus le sacré dans leurs paroles de tous les jours ; ce qui les dépasse, les terrifie ou les rassure, les inspire, ils ne l’attribuent plus à une divinité nommable.

C’est pourtant Lui que Pierre Michon convoque dans ses livres, depuis Vies minuscules (1984) jusqu’à La Grande Beune (1996), en passant par Maîtres et serviteurs (1990) et Rimbaud le fils (1991). Que ce soit à propos de la vie de paysans illettrés ou de celle de peintres et d’écrivains, Michon évoque ou en appelle à Dieu – sous des espèces très diverses. Chez lui, le sacré s’étend bien au-delà des limites que lui impose le catholicisme, la foi de ses origines, pour s’exprimer indifféremment dans les multiples visages que peuvent prendre religion, art ou nature. Le divin chez Michon est diffus : il préserve un flou ontologique, qui s’accorde bien à la nature fantomatique d’un Dieu devenu absent.

Mais le divin dans ses textes est en outre mitigé par la mise à distance ironique de l’objet de la divinisation. Comme le sacré dans les vies de ses protagonistes, qui se mêle sans cesse au profane et revêt les aspects les plus divers, le registre stylistique du solennel se mêle au trivial, l’emphase se double d’ironie. C’est sans doute de ce singulier mélange de sacré et de profane, d’emphase et d’ironie que l’écriture de Michon tire son pouvoir divinateur, incantatoire; c’est d’elle que provient la fascination qu’elle exerce, l’effet de croyance qu’elle fait naître. Une croyance qui n’est pas celle de l’Église, catholique ou autre, mais celle, athée et en quelque sorte ratée d’avance, ambiguë et sans salut, en l’œuvre d’art.

L’Être inconcevable

Lorentino, ce disciple oublié de Piero della Francesca auquel Michon consacre un des récits du tryptique de Maîtres et serviteurs, savait encore reconnaître son Dieu lorsqu’Il se manifestait. Une nuit, saint Martin lui étant apparu et l’ayant sermonné, le vieux peintre s’avance seul dans l’église de San Francesco, à Arezzo, et voit “le grand commanditaire”. Le lendemain, il commence le portrait de saint Martin que lui a commandé, en échange d’un porc, un paysan de l’arrière-pays:

‘[…] et il y mit de la colère et de la charité, la colère vécue devenant charité peinte, se dédiant au plus haut et ainsi couche après couche s’épurant, se donnant. (..) Qui peut savoir ce que ce fut. Mais ce fut un chef-d’œuvre, puisque Lorentino y mit le meilleur de lui-même, le dédia où il faut, et que le meilleur de chacun, dédié où il faut, est sans doute un chef-d’œuvre.’

Toute la fable que raconte Michon baigne dans une religiosité délibérée, qui nous fait entrer de plain-pied dans le monde d’un pauvre peintre à commandes du Quattrocento. Mais ce n’est pas seulement le souci de justesse historique qui explique l’abondante imagerie religieuse déployée dans cette Vie de Lorentino. Dédier son œuvre “où il faut”, se dédier “au plus haut”, au “grand commanditaire”, c’est invoquer le divin et se référer à une instance surnaturelle, à une transcendance dont l’artiste est tributaire et qu’à son tour, obscurément, par le biais de son chef-d’œuvre, il célèbre.

Cette transcendance semble bien être pour Michon constitutive de l’art-même. Ainsi, les “vieux célibataires” préhistoriques qui, dans La Grande Beune, font des peintures dans les grottes, sont appelés par leurs “dieux cléments et insatiables” avant d’être “jetés contre les murs, debout, incertains de leur propre volonté mais sûrs de leur main, traçant de grandes vaches rouges plus blessées que des femmes, comme elles bondissantes et joyeuses, traquées.” De même, dans Maîtres et serviteurs, Watteau brûle ses peintures obscènes, les “grandes orgues dont il n’avait jamais joué que pour lui-même” et dont la musique n’intéresse que “l’Être incorporel qui fonde nos peintures, s’y regarde, au milieu de son enceinte de chœurs a une oreille encore pour nos brins de musique” ; de même encore, dans Rimbaud le fils, “le petit Jérémie” hésite entre chant céleste et blasphème, quand le soir sous les étoiles il dit à haute voix la Saison en enfer, et que les “puissances de l’air” l’écoutent.

Cependant, l’invocation du divin dans l’œuvre de Michon ne prend sa dimension réelle qu’à la lumière de certaines particularités. Tout d’abord, la divinité invoquée est délibérement floue, diffuse, changeant de nom d’un texte à l’autre. La référence la plus courante reste celle du Dieu des catholiques, le Très-Haut, le Père, l’Éternel, le Verbe, entouré de ses chœurs et incarné par son Fils, représenté par ses Anges ou ses Saints; mais d’autres instances de transcendance se rencontrent, tout aussi souvent affublées d’une majuscule. Tantôt elles se limitent à un Au-Delà indistinct, théologiquement neutre (l’Être inconcevable, le Nom ineffable, Là-Haut, le Ciel) ; tantôt elles sont sociales (le Roi, l’Empereur, le Grand Soir de la révolution socialiste) ; tantôt elles sont plus spécifiquement littéraires (le Verbe encore, le Sens, le Livre, les Écrits, l’Olympe, les Grands Auteurs). Ailleurs, la transcendance peut être immanente au monde, s’incarner dans les formes concrètes de la nature, perdant alors le plus souvent sa majuscule : on la trouve dans les battements d’aile d’oiseaux qui s’envolent, dans la mer (le “dieu coiffé d’azur”), dans le soleil, et surtout dans le vent, métaphore préférée, une “grande cause invisible qui a des effets dans le visible, comme le désir, comme ce qui resterait de Dieu quand on n’y croit plus.”1

En outre, la substance éthérée de ces divinités se trouve contrebalancée par l’attention extrêmement détaillée et désenchantée que Michon accorde à l’existence concrète, sensible, terre-à-terre de ses protagonistes. Tout n’est pas quête de la transcendance dans l’abnégation de ceux dont il dresse les portraits. L’émoi religieux qui jette les peintres contre le mur ou les écrivains sur leur feuille prend racine dans une évocation impitoyable de tout ce qui les diminue : leurs petitesses, leurs stérilités, leurs avidités et ambitions de toutes sortes, et dans les détails banals, domestiques, charnels de leurs vies de gueux, d’artistes souffrants. Si Dieu désigne la fiction d’un au-delà du monde sensible, c’est dans un va-et-vient incessant entre cet au-delà et l’ici-bas, entre le sacré et le profane, le sublime et le vulgaire, que les personnages de Michon nous sont livrés.

Une théologie grotesque

Michon s’est lui-même exprimé de façon très lucide sur ce Dieu diffus qui habite ses textes. Pour s’expliquer le surgissement “miraculeux” de sa propre écriture, il lui a bien fallu supposer l’existence d’une “Grâce efficace” : ‘Je peux dire que pendant que j’écris… Je n’ose pas dire cette obscénité. Mais pendant que j’écris, je crois en Dieu ! Quand je n’écris plus, c’est autre chose.’

La Grâce n’est pas toujours efficace. Michon, né en 1945, a dû attendre 1984 pour publier son premier livre, et n’a depuis livré à l’impression qu’une petite quantité de textes relativement courts. Dans Vies minuscules, il dresse un tableau féroce et pathétique de la métaphysique littéraire qui le hante, lui, jeune écrivain sans écrits. Il faudrait citer en leur entier ces trois pages qui forment un contrepoint sarcastique aux passages exaltés où l’artiste est élevé au-dessus de lui-même par le “grand commanditaire”. Elles commencent ainsi:

Diego Velazquez, Saint Jean à Patmos

‘Chaque matin, je posais la page sur mon bureau, et attendais en vain que la remplît une faveur divine; j’entrais à l’autel de Dieu, les instruments du rituel étaient en place, la machine à écrire à main gauche et les feuillets à main droite, l’hiver abstrait par la fenêtre nommait les choses plus sûrement que n’eût fait l’été profus; des mésanges voletaient, qui n’attendaient que d’être dites, des cieux variaient, dont la variation se pourrait réduire à deux phrases; allons, le monde ne serait pas hostile, resserti dans le vitrail d’un chapitre. Des livres m’entouraient, bienveillants et recueillis, qui allaient intercéder en ma faveur; la Grâce ne saurait assurément résister à un si bon vouloir; je la préparais par tant de macérations (n’étais-je pas pauvre, méprisable, détruisant ma santé en excitants de tous ordres ?), tant de prières (ne lisais-je pas tout ce qui se peut lire ?), tant de postures (n’avais-je pas l’air d’un écrivain, son imperceptible uniforme ?) tant d’Imitations picaresques de la vie des Grands Auteurs, qu’elle ne pourrait tarder à venir. Elle ne vint pas.’

Cette métaphysique de la création artistique ne doit évidemment que très peu à l’Écriture Sainte ou aux Pères de l’Église. Il s’agit d’une variante personnelle, barbare, de la théologie positive de l’Église, d’une “théologie grotesque”, et Michon ne mâche pas ses mots pour la railler — même si, paradoxalement, la venue de l’écrit et donc les pages-mêmes qui l’expriment, viennent la corroborer sur le tard :

‘Perdu dans ces pieuses sottises, je sentais la sacristie (je ne crois pas qu’aujourd’hui l’odeur m’ait quitté); les choses déclinaient; j’avais oublié les créatures, le petit chien qui regarde si bonnement Saint Jérôme écrivant dans un tableau de Carpaccio, les nuages et les hommes, Marianne en passe-montagne courant derrière un train. Et bien sûr la théorie littéraire me répétait à satiété que l’écriture est là où le monde n’est pas; mais quelle dupe j’étais: j’avais perdu le monde, et l’écriture n’était pas là.’

La mise en parallèle entre art et religion n’est guère en soi une grande innovation. Puisque Dieu, devenu “absent”, ne donne plus sens à notre monde, l’art, qui exprime le sens, a le pouvoir d’occuper sa place demeurée vide; ce faisant, il lui est possible de se substituer à la religion pour reprendre sa fonction rédemptrice. Cette rédemption par le biais de l’art, Michon affirme qu’elle est plus ou moins présente dans toute la grande littérature occidentale, comme chez Beckett, Faulkner ou Shakespeare:

‘Ce sont des gens qui ne parlent que de l’essentiel: l’appétit toujours renouvelé des hommes, le manque à satisfaire cet appétit, et pour justifier ce manque, le vague fantasme d’une transcendance.’

Or, pour Michon, la “rédemption du réel” est quelque chose de tout à fait concret : la littérature permet, comme jadis la religion, de sauver ceux qui, comme les paysans de la Creuse ressuscités dans Vies minuscules, semblaient voués à une perdition sans recours. Tel un prêtre, Michon, cet “athée mal convaincu”, aspire en quelque sorte à se faire l’intercesseur entre Dieu et les hommes, se conférant et leur conférant, par le truchement de l’écriture, une deuxième vie, une relative immortalité.

Ce qui signifie que la littérature reprend une autre fonction à la religion : elle peut donner à l’écrivain une approximation grossière de la béatitude céleste, “l’assomption d’un nom mémorable”. Pour autant Michon ne se leurre pas sur la nature artificielle et ambiguë du salut qu’on peut espérer de la littérature. Il suffit de lire les pages cruelles de vérité qu’il écrit, dans Rimbaud le fils, sur Georges Izambard et Théodore de Banville, poètes “floués par la muse”, tombés “dans le gouffre” :

‘Le poète Izambard tient pour l’éternité la chaire de rhétorique au collège de Charleville, le professeur Izambard; il a pour toujours vingt-deux ans, sa vie longue est lettre morte, et les recueils que pourtant il composa et publia plus tard, c’est au regard du temps comme s’il avait pissé dans un violon.’

Et même quand on s’appelle Arthur Rimbaud, quand on est voué à être “le premier dans le Parnasse”, à “briser l’alexandrin”, même quand on accède à l’immortalité canonique et qu’on brille éternellement dans la nuit parmi les étoiles littéraires, la poésie n’offre au poète qu’un piètre substitut du Ciel, car on doit bien se rendre à l’évidence que la poésie, “ça descend”:

‘Il semble que le cœur de Rimbaud se brise en deux, lui aussi: c’est peut-être qu’il sait maintenant qu’il n’y a pas de Salut par la poésie, pas de distribution des prix avec Dieu le père dans le rôle du sous-préfet, et votre mère jeunette et fière qui regarde, assise en robe du dimanche derrière les plantes en pot du paradis.’

Charismes du style

Pour rendre compte du pouvoir de fascination qu’exerce la prose de Michon, il ne suffit pas de signaler l’existence du “vague fantasme d’une transcendance”; encore faut-il comprendre comment Michon réussit, comme peu d’autres, à faire vibrer la corde d’une émotion dont on a oublié l’origine. Si ses textes tiennent en haleine l’esprit du lecteur, même quand cet esprit est pétri de doute cartésien, ou surtout quand il l’est, c’est que son Dieu absent n’accède à la Présence que par le biais de quelque chose qui justement est au-delà du doute. La musique, la “scansion vaine, despotique et sourde qui soutient ce qu’on écrit”, donne sa véritable résonance à l’indéfinissable au-delà mis en scène dans les textes de Michon.

À la façon de Bandy célébrant la messe — l’abbé de village des Vies minuscules qui apprend à Michon enfant “que la Bible est écrite de mots et qu’un prêtre peut, mystérieusement, être enviable” –, l’auteur réussit à nous envoûter par le “tam-tam” qui sous-tend sa prose:

‘J’aurais voulu pleurer, et ne pus que m’extasier: car les mots soudain ruisselèrent, ardents contre les voûtes fraîches, comme des billes de cuivre jetées dans une bassine de plomb; l’incompréhensible texte latin était d’une netteté bouleversante; les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au Verbe; l’ampleur des finales, culminant avec l’exact retour du prêtre dans l’envol d’or de la chasuble au Dominus vobiscum, était une basse insidieuse de tam-tam fascinant l’ennemi, le nombreux, le profus, le créé. Et le monde rampait, se rendait […]’

Sommer le monde de se rendre au Verbe, c’est aussi le travail de l’écrivain. Pour que le sens, la vérité, puissent trouver expression dans l’œuvre, celui-là est tributaire d’une opération quasi-magique, d’une transsubstantiation, comme, dans l’eucharistie, le changement du pain et du vin en corps et en sang de Jésus-Christ. Par l’alchimie de son style, Michon creuse le “vide souffrant” de ses lecteurs, éveille chez eux la nostalgie d’une plénitude perdue, provoque ce qu’on pourrait appeler, de façon sacrilège, une eucharistie littéraire.

‘On écrit en ne sachant pas tout à fait de quoi on parle, mais en sachant qu’en le disant de cette façon-là, ça vous émeut considérablement. Et que celui qui va le lire, puisqu’il est usager du même langage, va vibrer de la même façon sans savoir pourquoi non plus.’

D’autres, mieux que je pourrais ici le faire, ont parlé des particularités du style de Michon, des “charismes” qui lui sont propre, dans le sens proprement théologique du mot, de “dons conférés par la grâce”. La verve des grands rhétoriciens classiques, les archaïsmes, mais aussi les ruptures et les raccourcis qui coupent le souffle, le parler ordinaire, les petites phrases qui n’ont l’air de rien : Michon mêle les registres, du très policé au très trivial, de l’emphatique à l’ironique, et en tire cet irrésistible effet de croyance dans la vérité de ce qui s’énonce. Il s’agit d’une croyance séculière, mais elle a bien les caractéristiques propres à la foi : elle génère, entre l’écrivain, ses protagonistes et le lecteur, une “effervescence créatrice”, celle-là même qu’Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, considérait être le propre du sentiment religieux. Même si, contrairement à l’expérience religieuse, qui d’ordinaire est collective, l’expérience littéraire reste le plus souvent confinée à un acte de foi individuel, elle dépend de la croyance dans le sacre de la langue, dans son pouvoir de produire cette “illusion bien-fondée” dont parlait Durkheim à propos de la religion.

Ainsi donc les artistes sont dans une certaine mesure devenus ce qu’étaient les prêtres autrefois, exerçant un sacerdoce qui découle de leur pouvoir magique de transsubstantiation, de rédemption du réel. À cette lumière, il n’est pas insignifiant de relever que l’œuvre de Michon, après une lente maturation, semble maintenant enfin parvenue au seuil de la reconnaissance qui lui est due: témoin la consécration impliquée dans l’obtention, en 1996, de Grand prix littéraire de la Ville de Paris; témoin un fait éditorial comme les parutions récentes de Vies minuscules et de Rimbaud le fils en éditions Folio; témoin enfin la dévotion que son œuvre suscite chez un nombre croissant de lecteurs, dont d’éminents critiques qui célèbrent en lui une des grandes voix de sa génération.

À la fin d’une longue session d’exégèse littéraire accordée à son zélé traducteur néerlandais, Pierre Michon avouait, dans un mélange de vanité et d’auto-dérision, que lorsqu’il se présenterait à la porte du ciel, et que saint Pierre, les clés à la main, lui demanderait de quoi il pouvait bien se prévaloir pour mériter l’entrée au paradis, il croyait n’avoir que ces deux textes à offrir : la `Vie de Georges Bandy’, des Vies minuscules, et le `Watteau’, de Maîtres et serviteurs.

Moi-même, traducteur in partibus, je me montrerai plus indulgent. Comme tous les traducteurs, je ne peux prétendre à une quelconque Grâce qu’en condescendant aux Œuvres; désormais, toutes les œuvres de Michon, sans distinction, le rachètent à mes yeux. Bien sûr je ne peux me mesurer à saint Pierre, je ne peux espérer étendre sa postérité que de façon extrêmement relative, tâchant pieusement ou furieusement de libérer un tant soit peu dans ma propre langue la langue pure, transcendante (celle dont parlait Walter Benjamin dans son fameux essai sur la traduction). Mais avant d’aller croupir au purgatoire où les traducteurs expient leurs trahisons, mon âme pourra se réjouir en lisant et relisant ses livres, qui continuent de me dépasser, de me terrifier et de me rassurer, de m’inspirer.

[Rapports – Het Franse Boek, 67:1, 1997, © Rokus Hofstede]

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