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Variations sur le «moi» – en marge de Milan Kundera

Le «moi»

Le regard de l’écrivain sonde l’œuvre du peintre, à la recherche de l’essence.

L’essence: ce qui fait de l’œuvre ce qu’elle est — comme le «moi» qui frissonne dans un corps.

De ce «moi», l’écrivain dit dans l’un de ses romans, L’Immortalité: «Une fois expédiés dans le monde tels que nous sommes, nous avons dû d’abord nous identifier à ce coup de dés, à cet accident organisé par l’ordinateur divin: cesser de nous étonner que précisément cela (cette chose qui nous fait face dans le miroir) soit notre moi.»

Le «moi» comme essence et comme accident: entre ces deux pôles se meut l’œuvre de Milan Kundera.

Le miroir

«Quand un artiste parle d’un autre, il parle toujours (par ricochet, par détour) de lui-même et c’est en cela que consiste la valeur de son jugement», affirme Kundera à propos de Bacon parlant de Beckett, et ceci s’applique aussi à lui-même lorsqu’il parle de Bacon, de Kafka, de Beethoven. C’est toujours à la lumière de sa propre production qu’un artiste traite de l’œuvre d’un autre artiste.

Que voit Kundera lorsqu’il regarde Bacon? Un peintre qui explore les limites du «moi», qui démasque le corps humain en tant qu’«accident», qui met à profit le principe des variations pour saisir l’essentiel d’un phénomène, qui cherche à supprimer tous les «remplissages», qui croit être témoin de la fin d’un art et d’une civilisation. Remplacez «peintre» par «écrivain» et le portrait devient autoportrait.

Le «moi»

L’œuvre de Kundera constitue en elle-même une ample critique de ce qu’il appelle «le lyrique». Est lyrique le jeune inexpérimenté qui s’est entouré d’un mur de miroirs mobiles dans lequel il «retrouve étonné l’image de son propre sentiment, son propre trouble, sa propre valeur» (La Plaisanterie). Lyrique le poète «qui offre à l’univers son autoportrait, avec la volonté que son visage, saisi sur l’écran des vers, soit aimé et adoré» (La vie est ailleurs). Lyrique le graphomane cherchant à submerger un public anonyme de ses écrits (Le Livre du rire et de l’oubli), le révolutionnaire voulant imposer ses idées au monde entier (L’Insoutenable légèreté de l’être), le fanatique de la vitesse qui se perd dans l’ivresse du moment (La Lenteur), l’enfant qui, dans son jeu innocent, ne voit que lui-même (L’Identité). Tous s’abîment dans l’extase atemporelle d’un «moi» qui nie l’autre et qui reste aveugle au monde et à l’Histoire.

La carcasse

Admirant sa propre beauté dans la vitrine d’un magasin, Milada, dans L’Ignorance, se rend soudain compte que «ce qu’elle voit n’est pas seulement son visage reflété, mais la vitrine d’une boucherie: une carcasse suspendue, des cuisses coupées, une tête de porc avec un museau touchant et amical, puis, plus loin dans la boutique, les corps déplumés des volailles, leurs pattes levées, impuissammant, humainement levées, et, soudain, l’horreur la transperce, son visage se crispe, elle imagine une hache, une hache de boucher, une hache de chirurgien, elle serre les poings et s’efforce de chasser le cauchemar.»

Bacon: «C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal.»

Le «moi»

À l’expansion narcissique de l’homme lyrique qui considère son «moi» comme une vocation («Es muß sein!»), s’identifie passionnément à ce «moi» et en submerge le monde entier de sorte que n’y subsiste plus qu’une unité paradisiaque (car le «moi» lyrique abolit toute différence en assimilant tout ce qui n’est pas lui), Kundera oppose la résignation de l’homme qui, ayant pris conscience du monde, du temps et d’autrui, a abandonné ses grands rêves lyriques. C’est, dans l’Insoutenable légéreté de l’être, la résignation de Tereza et de Tomas qui se retirent à la campagne et renoncent à toute forme de «Es muß sein!». Mais aucun bonheur n’est possible tant que le «moi» existe, comme Kundera le fait dire à Agnès dans L’Immortalité, roman qu’on peut considérer comme l’aboutissement de sa réflexion romanesque sur le lyrique: «Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre: porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être: se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède.»

L’atelier

Jean-Marc, dans L’Identité: «En bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l’âme. Mais quel sort lamentable que d’être l’âme d’un corps fabriqué à la légère et dont l’œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes! Comment croire que l’autre en face de nous est un être libre, indépendant, maître de lui-même? Comment croire que son corps est l’expression fidèle d’une âme qui l’habite? Pour pouvoir le croire, il a fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il a fallu oublier l’atelier de bricolage d’où nous provenons. Il a fallu se soumettre à un contrat de l’oubli. Cest Dieu lui-même qui nous l’a imposé.»

Kundera: «Cet atelier du Créateur, Bacon l’espionnait souvent.»

Le «moi»

Dans un passage célèbre de L’Insoutenable légèreté de l’être, Kundera qualifie ses personnages de «mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées». L’accent, en l’occurrence, tombe sur la négation: les personnages se trouvent de l’autre côté du miroir; ce ne sont pas des autoportraits déguisés de l’auteur, mais des «ego expérimentaux» issus de son imagination, ayant tous leur propre façon d’être au monde et se trouvant comme mis à l’épreuve des autres, observés de près par le romancier. La connaissance qui en résulte n’est autre qu’un désenchantement radical, le roman étant par excellence l’art qui détruit l’illusion lyrique et qui fait entendre ce que, dans Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera appelle «le rire du diable», rire qui coupe court à la sacro-sainte gravité du «Es muß sein!» et ramène le «moi» à la légereté de son origine accidentelle.

Les variations

Les triptyques de Bacon s’efforcent de rendre le «moi» d’un visage («le trésor, la pépite d’or, le diamant caché dans les profondeurs») en le donnant à voir sous différents angles. «Les variations diffèrent l’une de l’autre, mais gardent en même temps un quelque chose qui leur est commun», dit Kundera, qui lui-même a utilisé le principe musical des variations en écrivant Le Livre du rire et de l’oubli, auquel le bref roman La Lenteur est venu s’ajouter par la suite comme variation finale en forme de fugue. Mais on peut tout aussi bien renverser l’énoncé: les variations ont quelque chose de commun, mais elles diffèrent en même temps l’une de l’autre. C’est précisément sur cette différence qu’insiste Kundera lorsqu’il parle de Jacques et son maître, sa propre variation théâtrale sur Jacques le fataliste et son maître de Diderot, variation dont il souligne que ce n’est pas une adaptation mais une œuvre souveraine dotée d’un sens autonome.

Quel serait, dans les portraits-triptyques de Bacon, le sens autonome de chaque portrait isolé? Ces portraits isolés, tous ensemble ne nous chuchoteraient-ils pas, justement, que «le trésor, la pépite d’or, le diamant caché dans les profondeurs» ne sont qu’illusion?

Le «moi»

Dans La plaisanterie, premier roman de Milan Kundera, quatre narrateurs prennent la parole à tour de rôle. Les romans ultérieurs sont tous écrits à la troisième personne, mais déjà dans «Édouard et Dieu», nouvelle des années soixante, on assiste à l’émergence d’un autre «moi»: celui du narrateur omniscient, double de l’auteur à l’intérieur du texte, qui rompt l’illusion réaliste et fait comprendre que la narration n’est ni plus ni moins qu’une Gedankenexperiment. Dès Le Livre du rire et de l’oubli, la figure du narrateur revêt même des traits personnels: ceux de Milan Kundera qui, dans L’Immortalité et La Lenteur, va jusqu’à prendre part à l’intrigue en tant que personnage.

Tout comme le narrateur, le personnage Milan Kundera est une variation sur l’écrivain Milan Kundera: il y a des ressemblances, mais il y a également des différences. Aussi, les longues réflexions dans les romans ultérieurs ne peuvent-elles être simplement imputées à l’écrivain Kundera, indissociables qu’elles sont des personnages auxquels elles se rapportent. La vraie voix de Milan Kundera ne provient pas de la bouche de ses narrateurs, mais de l’ensemble de son œuvre, qui toute entière se donne à lire comme l’auto-critique d’un lyrique repenti.

La fin

Depuis le tout début de la civilisation occidentale on en annonce la fin, ce qui s’explique sans doute par le fait que l’idée occidentale de progrès entraîne nécessairement la possibilité d’un recul ou d’une stagnation. Cela vaut a fortiori pour l’art: dans toute innovation, les «Anciens» voient une déchéance. Il y a pourtant un point sur lequel, depuis la Renaissance, les «Anciens» et les «Modernes» ont toujours été implicitement d’accord: l’aspiration à l’originalité individuelle en tant que telle. Et c’est précisément ce principe dont Bacon et Kundera constatent la disparition et le remplacement par un art où le lien entre le créateur et sa création n’est plus indissoluble comme avant, un art sans trésor, pépite d’or, diamant caché dans les profondeurs, qui n’explore plus aucune possibilité nouvelle, mais se satisfait d’une succession infinie de variations sur le déjà connu: un art des modes. «L’histoire de l’art est périssable. Le babillage de l’art est éternel», dit Kundera à la fin du Rideau.

Le «moi»

L’écrivain se réfléchit dans son œuvre et la chérit, car elle découle directement de son «moi».

Le lecteur force et viole l’œuvre de l’écrivain d’un geste brutal pour s’emparer du «trésor, de la pépite d’or, du diamant caché dans les profondeurs» – qui ne sont rien d’autre que sa propre image réfléchie.

[Postface à la traduction néerlandaise de Milan Kundera, Le Geste brutal du peintre (sur Francis Bacon). Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham, © Martin de Haan et Bertrand Abraham.]

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