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La mise à distance du monde: entretien avec Michel Houellebecq

Auteur de cinq romans aux titres abstraits et mystérieux, dont Les Particules élémentaires et Plateforme, Michel Houellebecq a profondément marqué la littérature française des quinze dernières années par son réalisme brutal et son lyrisme sévère. Dans un entretien avec son traducteur néerlandais attitré, Martin de Haan, il parle librement de son dernier roman, La Carte et le territoire, prix Goncourt 2010.

Dans notre entretien d’Almería de 2003, nous avons beaucoup parlé de la représentation du monde. Je te cite : «Mon matériau, ce n’est pas vraiment le monde. On ne peut en parler. Le monde, c’est aussi l’ensemble de ce qui a été écrit sur le monde.» Peut-on dire que cette idée se retrouve au centre de ton dernier roman en date, La Carte et le territoire, dont le titre fait référence justement à l’écart qu’il y a toujours entre l’objet et sa représentation ?

Bizarrement, je ne pars jamais de thèmes quand je commence à écrire un roman. Mon idée première avec La Carte et le territoire, c’était plutôt de reprendre un type de personnage que j’avais déjà tenté d’aborder. En effet, tout comme Michel des Particules élémentaires, l’artiste Jed Martin est quelqu’un qui a une attitude de retrait à l’égard de la vie. C’est un phénomène mystérieux, les gens qui essayent d’éviter de trop s’engager dans la vie. Michel, lui, optait pour les sciences, ce qui est un très bon moyen d’échapper aux choses trop vivantes. L’art est plus paradoxal. Jed agit comme s’il voulait faire de l’art quelque chose de rationnel, il veut faire un catalogue exhaustif des objets qu’il aborde, ce qui est une manière de diminuer l’émotion que produit a priori le monde. C’est aussi une tentative de mise à distance. Qui marche bien, d’ailleurs.

Il y une scène clef dans La Carte et le territoire où Jed, qui est devenu un homme riche, rentre à Paris par l’autoroute A10 et se rend compte qu’il sera désormais dans la vie comme il est dans son Audi Allroad A6 à la finition parfaite : «paisible et sans joie, définitivement neutre». Est-ce possible dans la réalité ?

C’est une protection contre le monde, une protection parfaite (très belle publicité pour Audi d’ailleurs, je n’ai pas été payé pour cela). À la fin de sa vie surtout, quand il s’installe dans la maison de sa grand-mère dans la Creuse, Jed arrive à établir une barrière totale entre lui et le reste du monde, et ses habitants. Oui, c’est possible si on a de l’argent – la preuve étant qu’on croit quand même au personnage. Et en même temps, cette mise à l’écart est indispensable à la vision artistique du monde. Un artiste, c’est quand même quelqu’un qui se fait chier, qui a une vie particulièrement pauvre, enfin un peu pâle. On objectera qu’il faut pourtant avoir vécu quelque chose pour pouvoir le raconter, mais c’est incroyable à quel point le nombre de choses qu’il faut avoir vécu est faible. Pour prendre un cas un peu extrême, je suis sûr que Proust n’allait pas si souvent que ça dans le monde. Il y est allé un tout petit peu et cela lui a suffi. Donc on a besoin de très peu d’expérience pour faire beaucoup, il suffit de la creuser. Proust avait trouvé un mode de protection parfaite, parce que c’était une œuvre en principe infinie, dans sa structure.

Les motivations psychologiques de Jed restent assez floues, dans le livre.

Oui, c’est vrai, et c’est voulu. Il y a un moment où cela se voit bien, quand il laisse sa maîtresse, Olga, repartir en Russie sans essayer de la retenir. Il constate alors que les tentatives humaines de micro-regroupement, qualifiées de familles, tournent court le plus souvent – «pour des raisons liées à la ‘nature des temps’, se disait-il vaguement».  L’analyse ne va guère plus loin. C’est un sentiment que j’ai parfois, que les choses ratent sans raison précise, parfois même sans raison compréhensible du tout. C’est encore plus net dans les changements de phases artistiques de Jed. Pourquoi se met-il à la peinture? Il n’y a aucune raison.

Lui-même dit que c’est lié à la représentation d’êtres humains, qu’il faut la peinture pour cela.

C’est une justification qu’il invente. Il est vrai que c’est une thèse qui se défend, mais c’est une thèse construite a posteriori. Le changement en lui-même est produit par un hasard pur : dans la tristesse provoquée par le départ d’Olga, en quittant le Jardin du Luxembourg, il passe devant le magasin Sennelier Frères où sont exposés des pinceaux et des tubes de peinture à l’huile. Peut-être, s’il avait pris une autre rue, ne se serait-il pas remis à la peinture. Effectivement, je tiens à ne pas préciser davantage. Des moments comme celui-là existent.

Ce manque d’explication psychologique – et ce manque de thèse apparente, contrairement à tes romans précédents – peut également donner au lecteur l’impression de se trouver dans un univers où le centre est partout et nulle part.

Je ne suis pas absolument contre l’idée du roman à thèse, dans le principe. Mais il y a toujours beaucoup de thèses différentes possibles… Plus généralement, du point de vue de la forme, mon œuvre romanesque a beaucoup évolué. Mon premier roman, Extension du domaine de la lutte, était brutal. Mais là, c’est très sinueux. C’est un peu fait exprès, le fait que le lecteur ne sache pas très bien où il va. C’est assez agréable, que le lecteur se sente abandonné, sans savoir où l’auteur veut en venir.

La fin de La Carte et le territoire ne renoue-t-elle pas avec celle d’Extension du domaine de la lutte, justement ? Dans les deux cas, l’homme se retrouve seul dans la nature sans possibilité de synthèse.

C’est quand même le cas de tous mes livres. Tous mes livres se terminent par une situation où le personnage est seul, le vide s’est fait, il n’y a plus d’enjeu. Quelqu’un a appelé ça, j’aime l’expression, la «walking ghost phase ». C’est en effet un peu ça, la fin de Michel dans Les Particules élémentaires, celle de Daniel25 dans La Possibilité d’une île, c’est comme un fantôme qui marche dans un paysage déserté. Ce type de fin a pour moi une séduction irrésistible – comme image, et je dirais même musicalement. La musique se termine, il y encore quelques notes, puis plus rien.

Ce qui est également resté, ce sont les nombreuses références à l’actualité française. S’agit-il tout simplement de clins d’œil humoristiques, ou est-ce que la fonction de ces allusions va plus loin ? Je me demande aussi comment tu veux qu’on fasse dans cent ans, quand tu entreras dans la Bibliothèque de la Pléiade. Faudra-t-il faire des notes en bas de page pour expliquer toutes ces références ?

Je suis absolument pour les notes en bas de page. Dans ma conception, le roman doit être incarné dans un pays ou une époque. Mais le problème ne se pose pas seulement pour la Pléiade, il se pose déjà pour les traductions. J’ai quand même souvent pris des icônes internationales – bizarrement, la plus citée, c’est Brigitte Bardot, qui ne demande pas de note en bas de page. Par contre, je pense que Jean-Pierre Pernaut est un phénomène unique sur le plan mondial.

De toute façon, on ne le connaît pas en Hollande.

La Hollande est trop petite. (Souriant) C’est un pays petit, plat et uniforme. Mais il pourrait y avoir l’équivalent d’un Jean-Pierre Pernaut allemand… Une chaîne comme le Monoprix, par contre, doit avoir un équivalent un peu partout. Quoi qu’il en soit, je ne cite que des détails qui me paraissent avoir un sens historique.

Milan Kundera, dont les œuvres paraissent maintenant dans la Pléiade, ne veut aucune note, aucune explication : tout doit être clair dans le roman.

Le roman n’est pas du théâtre. Cela m’intéresse de voir ce qu’ils mangeaient en Russie au XIXe siècle. Là, on cite des noms, mais je ne suis pas sûr que le wrap de Provence qu’on trouve dans La Carte et le territoire existera encore dans cinquante ans et qu’elle n’aura pas besoin d’une note en bas de page.

J’ai l’impression que ce roman est plus encyclopédique que les précédents. As-tu eu la même ambition que Jed Martin, de donner une description exhaustive du monde moderne?

Oh non, je n’ai pas une ambition aussi démesurée. J’écris quand même pour mes contemporains, mais en même temps je sais que ce genre de détails va amuser les gens plus tard. C’est un peu comme l’absinthe, qui est très présente dans l’histoire littéraire mais qui a disparu après ; elle a réapparu il y a cinq ans, on peut donc savoir ce que c’était que de boire une absinthe à la fin du XIXe siècle. Dans le même registre, il y a la mauresque que boit Frédéric Beigbeder dans mon roman, c’est d’ailleurs bien le genre de boisson qu’il prend.

Une autre différence avec tes romans précédents, c’est la fluidité du style et de la construction.

Effectivement, je me suis retenu d’une chose qui exerce une grande séduction sur moi, qui est l’introduction de brusques ruptures temporelles, genre «trente ans auparavant…» ou «cinq ans plus tard…». J’ai fait un effort pour renoncer aux ruptures qui secouent le lecteur. Et le même phénomène se produit au niveau de la phrase. Dans Les Particules élémentaires, les ruptures étaient très spectaculaires à cause de la matière scientifique très hétérogène. Tandis que là, quand Jed regarde le ciel au-dessus de La Défense et trouve que c’est un bleu de phtalocyanine, c’est dans un registre technique, mais déjà beaucoup moins technique qu’un passage sur la structure moléculaire interne du fauteuil sur lequel tu es assis. Et il y a une autre renonciation qui va dans le même sens, qui est la renonciation à la poésie dans le roman. La poésie, pour d’autres raisons que la science, provoque une hétérogénéité très forte. Je dirais pourtant que la vraie différence avec mes romans précédents est liée à l’apparition du tragique. En un sens, ce roman est moins mélodramatique, plus inéluctable que les autres, où les choses tournaient d’une certaine façon mais auraient pu tourner autrement. C’est particulièrement clair pour Plateforme, qui se termine par un attentat qui aurait tout aussi bien pu ne pas avoir lieu. Mais même dans La Possibilité d’une île, aucune des deux histoires sentimentales n’avait de déroulement absolument prévisible. Alors qu’on voit très bien que le père de Jed va mourir à un moment ou un autre. Je dirais que les personnages de La Carte et le territoire semblent moins maîtriser leur destin que ceux de mes livres précédents. On a l’impression d’une force supérieure qui décide. Aussi la fin des histoires sentimentales de Jed semble-t-elle inéluctable, sans qu’on sache bien pourquoi.

Les histoires sentimentales occupent une place bien moins importante dans ce roman que dans les précédents.

Il y a en effet un certain effacement des personnages féminins. Il est possible, dans une certaine mesure, que j’aie terminé un parcours féminin qui avait pris de l’ampleur depuis Les Particules élémentaires. Dans Extension du domaine de la lutte, les femmes étaient absentes, il y avait juste un début de femme que je n’exploite pas assez, c’est Cathérine Lechardoy – que j’ai bien repris maintenant dans le personnage de Marylin, l’attachée de presse. Mais généralement parlant, il y quand même une extinction du thème femmes et des histoires sentimentales, du sexe aussi.

Il y a quand même le couple du commissaire Jasselin, qui est, me semble-t-il, le premier couple dans ton œuvre romanesque dont le bonheur n’est pas interrompu.

Il faut remercier mon ophtalmologue dont le cabinet de consultation est en face de l’église Saint-Médard. Quand je lui ai dit que ce quartier de Paris est quand même charmant, elle a répondu que oui, que ça donne envie d’y vieillir. Ce qui est assez vrai. Et ce qui est assez rare, également. Cela n’existe pas beaucoup à Paris, je crois. J’ai donc imaginé des gens qui vieillissaient dans ce quartier. Plus en général, la vieillesse occupe une place importante dans le livre, avec le déclin qui en découle, la mort qui s’ensuit. Ce n’est pas mal, la vieillesse, c’est un thème d’avenir.

Il y a aussi le personnage de l’écrivain Houellebecq qu’on voit vieillir et mourir – une mort non naturelle, il est vrai. Qu’est-ce que ça veut dire, pour un écrivain, de se représenter en tant que mort?

Tout d’abord, c’est amusant, tant pour le lecteur que pour l’auteur. Mais il y avait aussi une raison dramaturgique, car j’avais l’impression que Houellebecq devenait trop important, la relation entre lui et Jed risquait de prendre le pas sur la relation entre Jed et son père. Il fallait donc que Houellebecq disparaisse de la scène.

Pendant l’écriture de tes romans, tu t’es toujours imaginé que tu allais mourir juste après la publication, histoire de se donner pleinement, de pouvoir tout risquer. Est-ce que c’était le cas aussi pour La Carte et le territoire ? On a l’impression que ce roman est plus posé, plus serein, c’est en tout cas ce qui ressort de la réception critique.

Le retournement dans la réception critique est plus apparent que réel. Les gens qui ont maintenant écrit sur moi ne l’avaient pas fait depuis longtemps, je pense parce qu’on ne les avait pas laissés faire. Je pense qu’il y a une division à mon sujet dans toutes les rédactions, dans tous les médias. Donc là, ce sont les partisans qui ont eu la parole, et je crois que c’est purement et simplement pour changer, explication simple qui peut très bien être la bonne. À l’étranger, la situation dépend vraiment du pays. Si la Hollande est d’habitude assez positive, l’Allemagne est plus variable ; l’Angleterre est un cas spécial, il n’aiment pas l’idée qu’il y ait encore des écrivains français, ça les énerve. Les pays anglo-saxons sont prêts à renoncer à tout leadership, sauf au leadership culturel.

Globalement, on a l’impression que la littérature française ne marche plus tellement à l’étranger.

Elle marche bien en France, ce qui est déjà un cas original ; elle marche mieux en France que la littérature étrangère. En France, le prix Goncourt est plus médiatisé que le prix Nobel. Moi-même, il faut que je fasse un effort pour me souvenir que le Prix Nobel est décerné en Suède et non en Norvège, enfin quelque part dans un pays du Nord où il fait froid et où on n’aurait jamais l’idée d’aller. Si l’idée générale, en France, est de se lamenter et d’admirer les Américains, il y a en pratique quelques réserves nationalistes très fortes – dont la littérature. Ceci dit, la France a vraiment changé, comme j’ai pu le constater lors de mes séances de dédicaces, où des types me disaient : «Celui-là est pour mon compagnon.» J’avais plus ou moins l’idée qu’à la campagne, on en était encore à chasser les homosexuels à la fourche. Mais une nouvelle campagne est en train de se construire. On peut très bien vivre dans la Creuse et acheter par Internet.

C’est par la Creuse que Jed Martin commence sa phase artistique des photos de cartes Michelin. Certains y verront une satire de l’art contemporain, mais ce n’est peut-être pas ton intention.

Non, pas du tout. Les cartes Michelin sont très belles, et cette démarche d’en faire des photos serait tout à fait acceptée dans les milieux de l’art contemporain. Quand j’étais petit, j’aimais déjà regarder les cartes pour savoir si les gens étaient heureux ou non. Au concours d’admission à l’Agro, il y avait d’ailleurs une épreuve assez rare, puisqu’elle ne doit pas exister ailleurs, qui consistait à commenter pendant 30 minutes une carte IGN au 1:25.000, à dire quelles conclusions on pouvait en tirer. Mais il y a quand même un problème avec les cartes, comme je l’ai écrit dans Lanzarote, je crois : quand on agrandit l’échelle, ça se gâte. Ça se gâte quand les villages cessent d’être une entité fusionnée et se découpent en maisons. Alors on commence à imaginer des liens de vie. Il y a une harmonie qui ne tient plus, qui s’éparpille. On commence à avoir trop de réel, quoi.

[Paru dans Speakers Academy magazine, mai 2011, © Martin de Haan. Lire aussi la version néerlandaise.]

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