Une comparaison point par point entre original et traduction révèlerait aussi bien les pertes que les gains de cette dernière. La vraie question, c’est de savoir si la traduction dans son ensemble fonctionne, si le ‘système du discours’, comme dirait Meschonnic, est préservé. Il y a certainement des rythmes, des allitérations, des euphonies qui se perdent en traduction, mais il y en aussi qui se gagnent; il y a des connotations qui pour un lecteur néerlandais sont effacés, qui même pour le traducteur sont imperceptibles, mais il y en a aussi qui viennent à l’existence grâce au décentrement du texte dans un contexte lexical, littéraire et culturel neuf. Martin de Haan, traducteur et critique, va jusqu’à supposer que la langue qui structure l’inconscient de Michon doit fortement ressembler au néerlandais, au vu des magnifiques oppositions minimales qui structurent la traduction de La Grande Beune: witte wanden / rode wonden (parois blanches / plaies rouges), witte vissen / rode vossen (poissons blancs / renards rouges).[1. Martin de Haan, ‘Rood en wit’, in: De revisor, 27:6 (2000).] Et à un autre niveau, on peut se demander si cette Creuse dépeuplée et archaïque des Vies minuscules ne pourrait pas être, pour un lecteur néerlandais, aussi envoûtante que le Mississippi de Faulkner, aussi exotique que le Léon de Juan Benet, aussi mythique que le Macondo de García Márquez – et devenir ainsi une terre de légendes bien plus étrange, obscure et troublante qu’elle n’est pour un lecteur qui connait la signification de l’expression ‘France profonde’ et le ton sur lequel on le prononce.
Pourquoi considérer les traductions seulement comme de pâles imitations, des déperditions, des pis-allers, au lieu de les voir comme des reprises dignes des originaux, potentiellement aussi belles, efficaces, littéraires? Et, dans un même ordre d’idées, pourquoi reprendre encore le vieux poncif de l’humilité et de la modestie statutaires du traducteur, serviteur d’un maître éternellement hors d’atteinte, au lieu de voir l’auteur irrévérencieusement comme le serviteur, le ‘nègre’ qui livre au traducteur le matériau brut dont lui, maître styliste, fait de la littérature – en l’occurrence, de la littérature néerlandaise, une littérature mineure, petite, dominée, mais de la littérature malgré tout? S’il m’est arrivé durant mon travail sur les textes de Michon d’avoir de tels accès d’hubris traductrice, de telles bravades rivales de l’auteur, ‘cette audace, ou cette inconscience, cette force sans réplique’ (pour citer Michon parlant de Faulkner), ils sont restés rares. Le sentiment ordinaire, c’est bien celui du traducteur qui modestement patauge, qui se consume dans un sourd désespoir, quand la traduction idéale semble encore une fois hors de portée. Le plus souvent, le traducteur de Pierre Michon est un minuscule, si par minuscule on entend le fait d’être confronté à plus grand que soi-même, à être dépassé et à ne pouvoir s’en remettre. Car même si mes traductions arrivaient par moments à être aussi sonores, aussi rythmées, aussi passionnées, et par le jeu des compensations et des décalages, aussi riches en connotations que les originaux, il reste au moins deux points où elles accusent le coup de leur état second.
En premier lieu, l’auteur jouit malgré tout de libertés que le traducteur ne peut que lui envier, libertés syntaxiques, prosodiques et lexicales qui lui permettent d’exploiter au maximum les possibilités du français, de déjouer les écueils des clichés et d’augmenter la force d’évocation, au sens fort d’incantation, de ses phrases. Le traducteur, lui, subit à un degré plus élevé les contraintes des conventions littéraires de sa langue, dans la mesure où son autonomie créatrice, qui est aussi son autonomie sociale, est plus restreinte. Il est parfois difficile à un traducteur, et surtout s’il n’est pas consacré en tant que tel, de prendre par rapport aux canons du bien-parler et du bien-écrire les mêmes libertés que l’auteur. Ainsi, dans les ‘Vies des frères Bakroot’, il faut de la persévérance pour faire admettre la traduction de mots comme ‘mômes’ (‘[…] les gris-gris qu’amassent certains mômes’) ou ‘pattes’ (‘les livres, […], enrubannés peut-être, si mal assortis aux vieilles pattes du latiniste’) par des mots aussi argotiques que dans l’original français. De même, il faut oser bouleverser l’emploi conventionnel en néerlandais de signes de ponctuation comme le point-virgule et le deux-points, signes du classicisme auxquels Michon est si attaché, et qui servent chez lui à ramasser et à accumuler le sens; mon parti-pris a été de faire une concession pour le deux-points, qui en néerlandais sert uniquement à introduire ce qui suit et n’a pas la fonction logique d’articulation qu’il reçoit chez Michon, quitte à faire un emploi immodéré et, si on veut, subversif du point-virgule.
En deuxième lieu, l’auteur peut se référer, pour la compréhension de sa propre pratique, à des concepts romantiques comme l’inspiration ou l’originalité, qui ne valent pas de la même façon pour le traducteur. Ainsi, la métaphysique de la Grâce, ironiquement décrite dans Vies minuscules comme une ‘pieuse sottise’, est inutilisable pour un traducteur, même le plus imbu de prétentions auctoriales. ‘Je ne croyais qu’à la Grâce; elle ne m’était point échue; je dédaignais de condescendre aux Œuvres, persuadé que le travail qu’eût exigé leur accomplissement, si acharné qu’il fût, ne m’élèverait jamais au-dessus d’une condition d’obscur convers besogneux.’ (‘Vie de Georges Bandy’, p.137). Le traducteur, lui, est ‘l’obscur convers besogneux’ qui condescend aux Œuvres; nulle scansion transcendente ne lui souffle son texte; il doit s’en remettre à l’état toujours provisoire de sa dernière version. La grâce ne lui est point échue, contrairement à celui dont le texte, par miracle, a été écrit.
Et pourtant, la grâce n’est peut-être pas définitivement étrangère à son travail. Parfois, quand une phrase archifrançaise, chargée de toute la densité sémantique et stylistique de l’original devient, par un bonheur d’expression tout contingent ou par l’emploi d’une locution discrète mais tout-à-fait idiomatique, quelque chose d’inaliénablement néerlandais, ce qui pourrait bien être de la grâce devient perceptible au traducteur: l’intraduisible traduit, l’irremplaçable remplacé, l’invention réinventée – c’est du Michon, c’est méconnaissable, mais c’est encore du Michon. Ce que j’ose dans mes traductions espérer: la grâce de ressusciter en néerlandais cette voix, dans le vœu pieux que son projet messianique, ressusciter les morts, ait une chance, une fois encore, de réussir.
Il y a un pathos spécifique lié à la traduction d’un texte pathétique, qui ne se réduit pas à la difficulté technique de la tâche, ou à l’investissement psychique qu’elle demande, ou au rapport fétichiste que le traducteur entretient avec le texte à traduire. Les textes de Michon, le traducteur doit en laisser se décanter en lui la charge émotive, pour la résoudre en un examen d’alternatives qui se veut rationnel; il éprouve la charge passionelle dans le rythme de l’original mais ne peut s’en remettre au ‘mécanisme d’ivresse’, comme Michon l’appelle, dont cet original est le produit. Ce qu’il peut essayer de faire, c’est se camper dans cette impossibilité, s’y tenir, s’ouvrir à ce qui sépare le pathos de l’auteur de ses propres tentatives de le reproduire. Alors peut-être naît la possibilité que sa traduction se charge de quelque chose de plus grand que lui-même.
C’est dans mon rapport à ce pathos que j’ai pu me sentir assez proche parfois du héros michonien de Vies minuscules, cet écrivain virtuel, fantasmatique, souffrant de son mutisme et de son invisibilité, et cela malgré tout ce qui me sépare de ce personnage sur le plan sociologique, culturel et biographique. Dans le corps à corps avec le texte à traduire, le traducteur qui fait des ‘façons-sans-facon’ se dédouble en une créature hybride: piocheur immanent et perfectioniste transcendant, clerc qui tire du spectacle de ses imperfections un désir jamais réalisé de perfection – qui n’est rien d’autre que le désir du aimez-moi qu’incarne le texte original. La description de la deuxième messe de l’abbé Bandy, vers la fin de sa Vie, est devenue pour moi une sorte d’exemplification hyperbolique de ma situation de traducteur. En traduisant Michon, je serais, à la fois ou alternativement, Bandy devenu vieux qui, ‘avec une furieuse modestie’, célèbre la messe, pâle imitation des messes flamboyantes de sa jeunesse, un ‘écorcheur de mots conscient de l’être et tant bien que mal y remédiant’, qui s’en remet à son habitude et à sa persévérance — et un jeune écrivain sans écrit ‘qui amèrement s’extasie, stupéfait, rassuré’, à son écoute, dont la conscience aigue, exacerbée de cette faillite du verbe parfois lui permettrait de se hisser au-dessus de lui-même. ‘Le masque était parfait, et pathétique l’effort pour n’avoir d’autre visage que ce masque.’
[intervention au Colloque international Pierre Michon, tenu en mars 2001 à Saint-Étienne; cf. Pierre Michon l’écriture absolue, Actes du 1er colloque international Pierre Michon, Publications de l’Université de Saint-Étienne, CIEREC, Travaux 105, textes rassemblés par Agnès Castiglione, mai 2002, © Rokus Hofstede]