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‘Mon matériau, ce n’est pas vraiment le monde’: entretien avec Michel Houellebecq

Novembre 2002. Traducteur néerlandais de Michel Houellebecq, je travaillais sur un volumineux recueil d’essais de celui-ci, quand le quotidien de Volkskrant me proposa d’aller interviewer l’écrivain pour un dossier d’entretiens avec des personnages ayant marqué l’année 2002 – l’année de la parution de Plateforme en langue néerlandaise; l’année, également, de l’attentat de Bali dont Houellebecq s’est fait le prophète malgré lui. Après avoir longtemps cherché en vain à localiser mon homme, que même son éditeur français avait perdu de vue, il m’appela depuis l’Espagne. Ayant eu la permission de l’y joindre, je me rendis donc à la côte d’Almería, dans un village naturiste quasi-désert. C’est là où s’est déroulée la conversation suivante, dont une version libre est parue dans de Volkskrant le 28 décembre 2002. Le texte complet a été relu et autorisé par l’auteur. – MdH

Martin de Haan: C’est en 1991 que tu as publié tes deux premiers livres, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie et Rester vivant – méthode. C’est donc une année fondamentale dans ta vie d’écrivain, mais tu dois sûrement avoir écrit des choses avant?

Michel Houellebecq: Oui, j’avais écrit des poèmes, qui se sont retrouvés dans des recueils après; en partie, pas tous.

MdH: Pour des raisons d’anecdotique littéraire, on aimerait que Rester vivant, qui semble définir la méthode à laquelle tu es resté fidèle, soit ton premier livre. Pourtant, l’essai sur Lovecraft l’a précédé d’un mois.

MH: L’essai sur Lovecraft est paru presque en même temps que Rester vivant, mais je l’avais écrit un an avant.

MdH: Dans Lovecraft comme dans Rester vivant, il y a des éléments qui reviendront plus tard dans ton œuvre. Avec le recul, on a souvent l’impression de lire des textes fondateurs d’une esthétique, ou plutôt d’une éthique littéraire.

MH: Quoi, par exemple?

MdH: Au début de Rester vivant, il y a ce passage sur Henri qui a un an, et qui gît à terre comme une «petite chose couverte de merde». On ne peut s’empêcher d’y voir l’origine de l’épisode sur le petit Michel dans Les Particules élémentaires. Autre exemple: Michel, dans Rester vivant, qui aimerait danser avec Sylvie qui danse avec Patrice, scène fondamentale qui reviendra dans Extension du domaine de la lutte. Enfin, on a l’impression que ce sont des éléments presque mythiques pour toi.

MH: Oui, mais il faut se méfier. Les choses peuvent devenir mythiques pour moi simplement parce que je les ai écrites; le même thème apparaît encore une fois dans Les Particules élémentaires.

MdH: Et tu continues à y retourner.

MH: Oui, en effet. Mais le fait d’écrire sur quelque chose, ça ne marche pas toujours du premier coup. De temps en temps, il faut recommencer.

MdH: Donc c’est tout à fait consciemment que tu décides de réutiliser tel ou tel élément?

MH: Pff, consciemment… Non, je dois garder le souvenir d’une insatisfaction. Bon, ceci dit, parfois, ça marche; par exemple, Lovecraft en lui-même, je n’en ai plus jamais reparlé.

MdH: D’accord. Mais ces éléments que, faute de mieux, je qualifie de «mythiques», ne se limitent pas au niveau thématique. Songeons par exemple à l’antiréalisme que tu attribues à Lovecraft, et qui reviendra presque dans les mêmes mots dans Extension, quand tu fais dire au narrateur: «Toute cette accumulation de détails réalistes, censés camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse de le dire, comme pure foutaise.»

MH: C’est un peu bizarre, au fond, parce que Lovecraft, tout en étant antiréaliste, produit une forte impression de réalité. C’est-à-dire que l’appellation de «contes matérialistes d’épouvante» employée par Bergier est assez juste, en fait. On n’a pas du tout l’impression d’être dans un univers onirique, chez Lovecraft, mais dans un univers qui produit une forte impression de présence – matérielle, réelle. Je pense que c’est une chose qu’il aurait eu du mal à assumer; qu’il était philosophiquement matérialiste mais se voulait esthétiquement idéaliste, et que c’est en partie contre son gré que le réalisme prend le dessus.

MdH: Peut-on dire qu’il y a la même ambiguïté dans ton œuvre personnelle? J’y sens la même tension entre un certain réalisme et la volonté d’y échapper.

MH: Il y a sûrement un point commun, c’est d’employer des matériaux non littéraires, je veux dire des matériaux empruntés à l’encyclopédie plutôt qu’à l’examen, soit des sentiments, soit du monde extérieur.

MdH: Oui, c’est ce que tu dis dans ton essai: «Il y a quelque chose de pas très littéraire chez Lovecraft», et cela vaut aussi pour toi. Mais quant au réalisme, j’irai même jusqu’à dire que, malgré la rupture apparente qu’il y a sur ce plan entre Extension et Les Particules, c’est au bout du compte l’antiréalisme qui domine dans tes romans. Antiréalisme qui, dans Les Particules et dans Plateforme, se manifeste sous forme d’exagérations et d’excès: le réalisme se trouve sapé par le grotesque.

MH: Il y a en effet l’idée qu’il faut exagérer, d’une part. Mais, d’autre part, je crois que j’ai toujours aimé lire indépendamment du contenu. Les guides techniques pour acheter des autos, par exemple, ça me passionne. Ou les tests comparatifs de la FNAC, j’adore ce genre de lectures.

MdH: Ils ont un sens poétique pour toi.

MH: Sûrement, oui. Donc en fait, mon matériau, ce n’est pas vraiment le monde. On ne peut en parler. Le monde, c’est aussi l’ensemble de ce qui a été écrit sur le monde.

MdH: Est-ce qu’on peut les séparer? Est-ce qu’on ne voit pas toujours le monde à travers ce qui a été écrit?

MH: Pas toujours. On peut toujours essayer de faire le test. Par exemple, on peut acheter une voiture sans lire ce qui a été écrit sur la voiture.

MdH:  Oui, mais d’où vient le désir d’acheter une voiture?

MH: Ah ça, pour moi, ça a été une expérience. Tout le monde a une voiture, pourquoi pas moi? me suis-je dit.

MdH: Mais pour toi, les brochures sont plus intéressantes que les voitures elles-mêmes.

MH: Souvent, c’est plus intéressant, oui.

MdH: Parce qu’elles représentent le monde d’une certaine façon.

MH: Il y a un vocabulaire, il y a des clichés. On apprend qu’il y a certaines traditions chez Mercedes (souvent désignée «la firme de Stuttgart»)… une culture.

MdH: Tu introduis souvent des éléments de ce genre dans tes romans: des descriptions techniques, des textes publicitaires, etc. Je me rappelle cette description des gens modernes dans Extension, extraite d’une brochure des Galeries Lafayette: «Après une journée bien remplie, ils s’installent dans un profond canapé aux lignes sobres (Steiner, Roset, Cinna)», etc. Cela produit un fort effet comique.

MH: La publicité crée un ensemble de fables modernes. Il y a plusieurs catégories de gens modernes. On est incité à se reconnaître dans une de ces catégories, et donc à choisir certaines marques, suivant qu’on est, disons, un amoureux du classicisme ou de la décontraction.

MdH: Pourquoi l’est-on? Pour pouvoir adhérer à un certain groupe?

MH: Non, je pense que ça le crée.

MdH: Tu veux dire que le choix crée le groupe.

MH: Oui.

MdH: Mais pourquoi le font-ils alors? Parce que c’est inévitable?

MH: Je ne sais pas… Ça permet de vendre des produits différents. Et en même temps ça crée des êtres humains différents.

MdH: L’illusion de différence.

MH: Oui, mais beaucoup d’illusions deviennent vraies. Ce qui est frappant chez Lovecraft, pour en revenir à lui, c’est qu’en utilisant des choses qui ne font pas partie de la description du réel, mais qui sont déjà des médiatisations, par exemple des extraits de comptes rendus, d’observations scientifiques ou d’articles de journaux, il obtient une impression de très forte réalité. En fait, au lieu de se placer comme observateur, comme narrateur, il utilise des témoignages convergents. Donc il imite soit le style d’un journaliste, soit le style d’un scientifique, soit celui d’un homme du peuple…

MdH: Il fait des pastiches, dans un sens.

MH: Oui oui. Et le résultat, c’est que son fantastique en devient plus irréfutable que celui des autres, parce qu’on a l’impression que ce n’est pas un narrateur qui a inventé l’histoire: des témoignages s’accumulent, pour aboutir à la même conclusion.

MdH: Tu utilises le même procédé dans Les Particules, l’exemple le plus frappant étant sans doute le témoignage de Daniel MacMillan sur les serial killers. Mais en général, je dirais par contre que tu as plutôt tendance à utiliser des narrateurs dont le statut réaliste n’est jamais pleinement assumé. C’est assez évident pour Les Particules, où l’on trouve plusieurs narrateurs qui se chevauchent et se relayent; mais dans Extension, et même dans Plateforme, écrits à la première personne, le «moi» n’est pas non plus une instance d’énonciation cohérente.

MH: Le moi n’est quand même pas extrêmement intéressant, globalement.

MdH: Philosophiquement parlant, tu veux dire?

MH: Non, en pratique.

MdH: Normalement, quand un roman est écrit à la première personne, on présume que c’est cette personne qui s’exprime, mais chez toi on a l’impression que quelque chose s’y oppose. Par exemple, en lisant Extension, est-ce qu’il faut vraiment supposer que c’est le moi qui raconte son histoire personnelle? Il y a des ruptures, des changements de registre, des contradictions même.

MH: Non, il ne vaut mieux pas, en effet. Enfin… Je désapprouve l’idée que c’est une manière particulière de parler qui fait l’intérêt d’un auteur.

MdH: Tu t’opposes à l’idée de l’écriture comme objet de la littérature. Pour toi, le style est plutôt un aspect parmi d’autres.

MH: Oui, c’est comme des pièces d’un jouet qu’on assemblerait: le style fait partie des pièces. Mais je vois pas vraiment de raison pour laquelle le style devrait transcender toutes les autres pièces.

MdH: Est-ce que tu choisis consciemment tel ou tel style, suivant le contexte?

MH: Non, je crois qu’à la base ça dépend de mon humeur du moment. Et au bout du compte, il faut que tout arrive à rentrer. Bon, en pratique ça ne marche pas à cent pour cent. Je veux dire qu’on peut écrire des choses radicalement inutilisables pour le roman qu’on est en train de faire. Mais c’est embêtant. Il vaut mieux essayer d’utiliser le plus possible son humeur du moment.

MdH: Tu écris de façon linéaire?

MH: Non, ça ne marcherait pas.

MdH: Je le demande parce qu’il y a des situations, par exemple celle du coma d’Annabelle dans Les Particules, qui figuraient déjà dans un poème. Est-ce que le poème est né pendant que tu travaillais au roman? Ou s’agit-il peut-être d’une expérience vécue?

MH: Non. En pratique, je crois que j’ai écrit le poème avant. Et c’est vrai que j’ai repris la situation.

MdH: Dans Renaissance, il y même un poème qui semble reprendre la fin d’Extension pour la rendre plus positive: «Au milieu de ce paysage / De montagnes moyennes-élevées / Je reprends peu à peu courage, / J’accède à l’ouverture du cœur / Mes mains ne sont plus entravées, / Je me sens prêt pour le bonheur.»

MH:  Ah oui. En l’occurrence, là j’ai écrit le poème après. Mais la fin d’Extension, en elle-même, ce qu’il faut en retenir, c’est que c’est beaucoup plus frappant que quelque chose d’autre qui aurait pu m’arriver d’équivalent.

MdH:  Pourtant, la situation a l’air bien réelle, on a l’impression d’avoir affaire à une expérience décisive.

MH: Prenons un autre exemple. Il y a plusieurs rêves atroces dans Les Particules, de Bruno en particulier. Bon, il est bien possible que j’aie fait ces rêves en pratique moi-même, mais je ne m’en souviens plus. Je veux dire que le fait de les avoir écrits est plus déterminant que l’événement du départ en lui-même.

MdH:  Mais l’événement a quand même eu lieu.

MH: Oui. Il y a un passage à l’écriture, il y a un moment où l’on utilise la vie, tout à fait au début.

MdH: Et quand tu reprends la fin d’Extension d’une façon nettement plus positive dans Renaissance, c’est aussi une sorte de reprise de ta propre vie, une «renaissance»?

MH: Ça pourrait être vrai, mais… Non, en fait, c’est plutôt une expérience vitale renouvelée qu’une référence à Extension. Le fait de savoir si la nature me plaît ou pas, si je m’y sens bien ou pas, c’est une question que je me pose souvent.

MdH: Donc pour toi la fin d’Extension parle de la nature? Personnellement, j’y ai vu une sorte de prise de position philosophique sur la séparation: on est séparé du monde, la synthèse n’aura jamais lieu… Tandis que dans Les Particules, tu dis que la séparation est une question mentale, une question de représentation.

MH: Oui, précisément… Mais dans Extension, c’est quand même par rapport à la nature; dans la situation où se trouve le narrateur, s’il en vient à refuser jusqu’à la nature, c’est qu’il refuse le monde dans son ensemble. La nature est censée être agréable, mais… Disons qu’après avoir constaté dans l’ensemble du livre que le monde où il vit ne lui plaît pas, le narrateur constate que l’autre monde, où il ne vit pas, ne lui plaît pas non plus. Et aussi, à la fin d’Extension, il y a un emprunt direct à Schopenhauer, c’est une phrase qui me plaît beaucoup, dans sa simplicité, je la cite, c’est: «Le but de la vie est manqué.»

MdH: Donc peut-être le but du passage était tout simplement de pouvoir employer cette phrase?

MH: Oh non. Non, c’est un but plus général. Il fallait que j’emploie cette phrase d’une manière ou d’une autre avant de mourir, mais j’ai écrit le passage au début sans y penser. Il s’est trouvé qu’elle collait bien.

MdH: Pour le film d’Extension, on a imaginé une fin tout à fait différente, plus positive également: le personnage principal prenant des leçons de danse.

MH:  Oh, mais elle est assez réussie, je trouve.

MdH: Là, on ne peut plus dire que le but de la vie est manqué, c’est plutôt une renaissance à l’espoir.

MH: Dans le film, on ne voit pas bien ce qu’il serait aller faire dans cette nature, d’un seul coup. On avait par ailleurs renoncé aux vaches. Il y a une petite thématique «vaches» dans Extension du domaine de la lutte. Le narrateur admire la manière apparemment paisible dont les vaches semblent supporter leur sort.

MdH: Sauf à certaines périodes de l’année…

MH: C’est vrai, il y a deux passages sur les vaches. Mais je pensais au passage où il va voir les vaches, le matin, c’est cette scène qu’on a failli mettre. Finalement, il n’y a plus le moindre contact avec la nature dans ce film.

MdH: Revenons au réalisme. Est-ce qu’on peut dire que tu aimes choisir un point de départ «réaliste» pour arriver à une conclusion plutôt grotesque? C’est le cas, je crois, des Particules et de Plateforme. Au départ, tout est «normal», puis tu commences à amplifier peu à peu, de sorte qu’à la fin…

MH: Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr. Plateforme commence quand même par une scène forte.

MdH: Il y a, par exemple, le glissement vers l’avenir. Tu constates certaines choses dans le monde, des façons de penser surtout: c’est le côté réaliste. Puis tu en pousses les conséquences de plus en plus loin, tout en les projetant dans l’avenir: c’est le côté fantastique. De sorte qu’on a l’impression d’assister à une sorte d’ambiguïté.

MH:  Non, je ne pense pas. Le fait de situer une partie de l’histoire dans l’avenir a pour but de mettre à distance l’humanité.

MdH: En tout cas, ce n’est pas une prophétie, comme l’ont cru beaucoup de gens après l’attentat de Bali.

MH:  On peut toujours tomber sur des prophéties exactes, hein, accidentellement… Non, le but essentiel, c’est d’avoir un point de vue qui n’est pas tout à fait celui d’un individu immergé dans l’actualité présente. Il est facile de parler avec une certaine distance des années 70, par exemple, mais pour parler de la même manière de l’actualité, il faut se projeter un peu dans l’avenir, c’est une espèce de nécessité, un effet de distanciation. C’est pour avoir ce point de vue pour lequel tout est déjà advenu.

MdH: La première fois que tu as utilisé ce procédé du glissement vers l’avenir, c’était, je crois, dans «Approches du désarroi», quand tu parles des premiers terminaux passifs d’accès Internet. C’est d’autant plus frappant que, dans un essai, l’auteur est censé exprimer directement ses opinions, sans avoir recours à la fiction. Tandis qu’ici…

MH: J’aime beaucoup ce genre de choses en littérature. Par exemple, ce serait très amusant de parler des États-Unis d’Amérique ou de l’Europe, comme s’ils avaient déjà disparu en tant qu’entités, et que tout le monde sache qu’ils ont disparu.

MdH: Oui, mais c’est surtout la combinaison du présent et de l’avenir qui est trompeuse. Il en résulte une certaine incertitude pour le lecteur: s’agit-il de la réalité ou d’une fiction? Prenons l’exemple de Plateforme: certains ont lu ce roman comme une défense du tourisme sexuel, d’autres l’ont lu comme une attaque du même tourisme sexuel…

MH: C’est vrai qu’il y un peu des deux, dans le livre. C’est une défense dans la mesure où le tourisme sexuel est agréable, mais je ne me prive jamais de citer les prix. Donc ça finit par provoquer un malaise.

MdH: Il reste que certains ont interprété la fin comme une punition: Michel se rend coupable d’une démarche vicieuse, après quoi il est puni.

MH: C’est parfaitement idiot. Il n’y a jamais de punition dans mes livres. En général, les gens qui meurent n’expient rien, ils meurent, c’est tout.

MdH: Donc pour toi, cette histoire n’a pas de morale?

MH: Non.

MdH: Et pourtant, beaucoup de gens croient que tu écris des romans à thèse; peut-on dire que tu utilises l’armature du roman à thèse, mais sans avancer de thèse univoque justement?

MH: Tout le monde a des thèses. Les êtres humains ont des thèses, y compris mes personnages.

MdH: Mais on ne peut pas dire que tes personnages soient des porte-parole de l’auteur.

MH: Non. Il y a un plaisir des thèses en elles-mêmes; par exemple, une des thèses qui m’a valu le plus d’ennuis, c’est celle de l’Égyptien dans Plateforme, thèse selon laquelle, en gros, plus une religion est monothéiste, plus elle est stupide. C’est apparemment paradoxal, mais ce n’est pas si bête. Enfin, je ne sais pas au fond ce que j’en pense.

MdH: Mais ce qui est frappant, c’est que tu mets cette thèse dans la bouche de quelqu’un qui est un peu…

MH:  …exubérant.

MdH: Je dirais même qu’il est un peu…

MH: …un peu ridicule. Mais il y a un mélange de deux choses, comme souvent. J’ai toujours trouvé un peu ridicules les gens qui s’extasient sur la mythologie égyptienne… Mais oui, ça existe, ce n’est pas très courant mais on trouve de temps en temps ce genre d’hurluberlus qui vous disent que c’est l’alpha et l’oméga de la pensée humaine, le mythe d’Isis et d’Osiris et après nous n’avons fait que décroître. Et d’autre part il y a cette idée non stupide, par contre, que le polythéisme est plus riche que le monothéisme. Mais là où, à mon avis, le roman atteint son maximum d’ambiguïté, c’est dans le passage sur la fille qui fait des moulages de son clitoris: c’est à la fois ridicule et assez fort.

MdH: Et en plus, c’est très drôle: avec son art ridicule, l’artiste nous incite quand même à «porter un regard neuf sur le monde». Ça fait d’ailleurs penser à l’artiste dont tu parles dans «L’Art comme épluchage», celle qui fait des moulages de ses tétons, entres autres.

MH: Ah oui oui oui. Je suis pas allé à son exposition, d’ailleurs, j’ai passé une nuit chez elle.

MdH: Et tu trouves son art à la fois ridicule et révélateur?

MH: Oui, c’est ça. Enfin, c’est-à-dire qu’on bascule constamment entre les deux perceptions de la chose.

MdH: Est-ce que l’ambiguïté est liée au genre du roman? Par exemple, peut-il y avoir de ambiguïté dans la poésie?

MH: Non, c’est beaucoup plus typique du roman. C’est lié aux personnages, à l’existence de personnages. Il est impossible de décrire un personnage franchement sympathique ou franchement antipathique jusqu’au bout. L’œuvre de Dostoïevski, par exemple, est absolument saturée de thèses, et pourtant, malgré tous ses efforts, l’ambiguïté prend le dessus.

MdH: Tu penses que cette ambiguïté-là est caractéristique du roman moderne, disons le roman depuis Flaubert?

MH: Oh non. Don Quichotte, c’est déjà franchement ambigu, dans son principe même. On peut le lire des tas de fois sans savoir si Don Quichotte est ridicule ou admirable. Ou bien si Sancho Panza présente une vraie sagesse ou bien le contraire, étant simplement un minable sans envergure… D’un autre point de vue, je trouve pourtant que c’est quand même un peu bizarre d’opposer le roman à la poésie. C’est qu’il m’arrive de mettre dans un roman des choses que j’aurais parfaitement pu mettre dans un recueil de poèmes.

MdH: Et la façon de les lire dépend du contexte.

MH: Non, même pas. Le problème plus réel, quand on écrit, c’est le découpage. Pour prendre un cas extrême, Thomas Bernhardt ne découpe absolument pas. Il y a une phrase, tout se présente comme une phrase. C’est une formule.

MdH: Est-ce qu’on peut découper des fragments dans un roman pour les lire à part?

MH: Chez moi, très facilement, oui. Mais le problème se pose surtout quand on écrit, ou plutôt dès qu’on s’arrête. On n’est jamais trop sûr de pouvoir reprendre.

MdH: Est-ce que ça vaut aussi pour les poèmes rimés? Je suppose que tu dois y travailler plus longuement.

MH: Oh non. Pas plus, plutôt moins. En général, si le poème n’est pas rimé au départ, ce n’est pas la peine de chercher à le faire rimer; ça ne rime à rien.

MdH: En général, est-ce que tu retravailles beaucoup le texte déjà écrit?

MH: La grande mutation de l’informatique, c’est qu’on ne sait absolument plus combien de fois on travaille un texte. C’est vraiment un nombre de fois indéfini. Bon, c’est la partie agréable, en fait.

MdH: Et quand tu retravailles le texte, c’est surtout pour le style?

MH: Oui, on peut dire que c’est pour le style, exclusivement, oui. Je ne sais pas si c’est très particulier pour l’écriture, car cela est vrai pour toutes les tâches humaines: la conception, en général, est pénible, mais ce qui est motivant, c’est qu’on peut améliorer, ça donne une grande satisfaction.

MdH: Il y a des auteurs qui écrivent tout d’un seul trait, ou presque. Ce n’est pas ton cas.

MH: Non. Bon, il y a quand même des choses qui viennent d’un seul trait. La taille des unités jamais modifiées est sûrement supérieure à un mot, hein. Parfois, il y a de vraies phrases qui naissent, qui soient d’emblée convaincantes. Mais sûrement pas des pages entières.

MdH: Est-ce qu’il t’arrive de rayer des passages?

MH: Pas tant que ça. On ne peut pas dire que mes livres se présentent au départ comme des choses où il y aurait à élaguer. Au contraire, c’est plutôt trop heurté, il faut rajouter. Non, je dois plutôt avoir l’esprit lacunaire et discontinu.

MdH: Et les déplacements, tu en fais?

MH: Pas tellement. Je le fais plus en poésie, bizarrement. Enfin, c’est peut-être pas bizarre, c’est peut-être normal. La poésie, c’est vraiment souvent comme si on allumait plusieurs lampes successivement autour d’un même objet, l’objet étant une espèce de sensation devant le monde. C’est un peu comme une série de métaphores d’un même référent.

MdH: C’est encore une différence avec le roman… Donc, quand tu t’es mis à écrire ton premier roman après avoir écrit pas mal de poèmes, tu dois quand même avoir eu le sentiment de commencer une nouvelle phase dans ta vie d’écrivain.

MH: Je ne crois pas que c’était vraiment prévu comme un roman au départ, Extension du domaine de la lutte. Ça commence comme un journal, en fait. «Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail.» C’est assez bizarre comme début, car bien que ça commence comme un journal, je ne me souviens d’aucune soirée équivalente, dans ma vie.

MdH:  Donc tu as commencé par le début?

MH: Là, oui, je crois. Mais je crois que ce serait assez mon genre de tenir un journal faux.

MdH: Un journal faux qui n’est pas prévu comme roman.

MH: Oui. Donc je crois qu’au début, le projet romanesque n’est pas évident. Ce qui fait qu’on peut parler d’un roman, c’est le fait qu’il y a des personnages autres que le narrateur qui se détachent.

MdH: Mais pour toi, l’opposition avec la poésie reste donc assez floue, parce qu’il y a des passages qui auraient pu figurer dans un recueil de poèmes.

MH: Oui, et l’inverse est vrai aussi: dans mes recueils de poèmes, il y a des choses qui auraient parfaitement pu être mises dans un roman.

MdH: C’est à mon avis l’un des aspects les plus frappants de tes romans: il t’arrive souvent de sauter brusquement d’un passage narratif à un passage poétique.

MH: Un passage que j’aime beaucoup dans Extension, et que j’ai d’ailleurs sûrement écrit avant, c’est celui qui commence par «Dans la passe de Bab-el-Mandel». Cela n’a absolument rien à voir avec l’intrigue. C’est pour cela que l’opposition poésie-roman me dérange toujours un peu, puisqu’on peut mettre un poème carrément dans un roman, sans que ça dérange.

MdH: Ces fragments poétiques, est-ce que tu les introduis pour leur beauté, ou plutôt pour sortir des conventions romanesques?

MH: C’est tout d’abord parce que je les trouve beaux, mais je crois qu’ils ont pour fonction aussi d’éviter l’ennui.

MdH: L’ennui de la narration traditionnelle, tu veux dire? Ou ton propre ennui?

MH: Dans mon esprit, c’est lié. Enfin, il est toujours bon que le lecteur se rende compte que je peux écrire n’importe quoi. Ce sont des espèces d’interventions arbitraires de l’auteur, qui par là manifeste son contrôle sur le texte; s’il se passe toujours ce qui est prévu, dans un livre, c’est quand même ennuyeux. Techniquement, c’est lié à la fonction des chapitres; assez souvent chez moi, quand un chapitre se termine, il y a un risque de dérapage vers autre chose au début du suivant. C’est pourquoi les passages qu’on pourrait qualifier de poétiques, dans le sens où ils n’ont vraiment rien à voir avec l’intrigue, interviennent plus facilement en début de chapitre.

MdH: Mais c’est peut-être aussi pour briser le réalisme.

MH: Cela contribue à le briser, oui. Je ne sais pas si c’est mon objectif, hein, mais je dois quand même faire partie des gens qui considèrent qu’un roman pur n’est pas suffisamment intéressant. Un roman réduit à l’anecdote.

MdH: Donc en un sens, l’impureté est un trait distinctif du roman, de tes romans?

MH: De mes romans, oui.

MdH: Impureté du style, mais aussi de la composition. Même dans Plateforme, ton roman le plus fluide, il y a des passages qui sortent du cadre réaliste du récit à la première personne. Et dans Les Particules, c’est encore plus évident, avec toutes ces instances narratives qui se relayent. Personnellement, j’ai beaucoup aimé la brusque apparition de ce Frédéric Hubcejak au milieu du livre, mais alors exactement au milieu, à la page près.

MH: Oui, ça donne… – Mais en fait, sur une série de questions, je pensais tout à l’heure que ma seule influence est peut-être Demain les chiens, de Clifford Simak. Le glissement vers l’avenir n’a qu’un seul objectif, qui est de mettre l’humanité à distance. Et ça marche remarquablement bien. Donc, je crois que j’ai retenu la leçon. Qu’il faut voir les humains dans un sens comme des animaux étrangers.

MdH: Ce qu’ils sont…

MH: Ce qu’ils sont, mais enfin bon.

MdH: Et les fameux passages «sociologiques» ont le même objectif, je présume?

MH: Oui, mais ils ont un léger effet comique aussi. Je suis même dans une position légèrement pire que celle du sociologue, par moments, on pourrait dire que je suis en position d’ethnologue. Je crois que je me suis toujours senti un peu ethnologue, à vrai dire… dans mon propre pays.

MdH: Est-ce que tu peux vraiment rester à l’écart? Est-ce que tu peux, en tant qu’ethnologue, observer l’humanité comme si tu n’en faisais pas partie?

MH: Oui.

MdH: Donc tu n’es pas humain.

MH: Je sais pas, peut-être pas tout à fait, non.

MdH: Et pourtant, tu aimes modeler tes personnages principaux sur certains aspects de ta propre personnalité. Ils s’appellent tous Michel…

MH: Oui, mais je ne suis pas persuadé d’avoir une personnalité.

MdH: Il y a quand même des traits qui reviennent. Tu dis que tu n’as pas de style fixe, mais quand on te lit, on te reconnaît immédiatement.

MH: Le vrai test, ce serait la parodie, le pastiche. Je ne sais pas si je suis vraiment facile à pasticher.

MdH: Y a-t-il des auteurs faciles à pasticher? Le pastiche parfait est-il possible?

MH: Oh oui. Oui oui.

MdH: Peut-être pour les auteurs à «écriture», c’est possible. Mais quand le pastiche joue déjà un rôle important dans l’œuvre d’un auteur, comme c’est le cas chez toi, c’est plus difficile, car il faudrait en quelque sorte pasticher le pastiche.

MH: Il y a peu de pastiches au sens strict dans mes romans, peu de pastiches d’auteurs, à part Lautréamont, un petit peu, dans Extension. Mais il est vrai que j’arrive très bien à pasticher le discours sociologique ou commercial. – Si, j’ai réussi de très brefs pastiches de poètes hermétiques français, dans Lanzarote: «ombre, traces de l’ombre, présence sur un rocher», ce genre de choses. J’ai parcouru Guillevic il y a une semaine, et je me suis aperçu que c’était assez ça, en fait.

MdH: Plus généralement, on a l’impression que tu aimes changer de registre. Ainsi, dans Les Particules, le discours du narrateur «clone» fait contraste avec celui du narrateur «sociologue», ou encore avec celui du narrateur «lyrique», ce qui produit un fort effet de mélange, et par conséquent d’anti-réalisme.

MH: En fait, pour produire un roman cohérent, je pense qu’il faut avoir des conditions de travail cohérentes. Je pense qu’à la base, Plateforme est plus cohérent que Les Particules élémentaires, parce qu’il a été écrit dans des conditions plus fixes. Ce sont les questions classiques: quand vous vous mettez pour écrire au même endroit, à une heure déterminée, pendant un certain temps, vous obtiendrez un résultat plus cohérent.

MdH: À mon avis, c’est justement cette «incohérence» des Particules qui donne sa force au roman. Par ailleurs, on peut constater une certaine incohérence dans Plateforme aussi, car le ton du début n’est pas du tout celui de quelqu’un qui vient de perdre sa femme et qui s’est retiré en Thaïlande pour y finir ses jours.

MH: Oui, c’est vrai. Cela m’ennuie un peu de le constater, parce que j’aime bien les systèmes clos. Non, je ne l’ai pas fait exprès, hein.

MdH: Pourtant c’est intéressant, d’autant plus qu’on obtient ainsi une «incohérence» comparable avec celle des Particules: en un sens, on peut dire qu’il y a deux narrateurs qui se recouvrent partiellement, l’un étant contemporain de l’intrigue, l’autre regardant en arrière après la fin dramatique.

MH: Oui, j’aime bien cette formule, effectivement, oui. J’aime, en général, le fait de raconter les fins, les trucs qui se terminent vraiment.

MdH: La mort de Valérie n’était pas une nécessité. Le narrateur lui-même constate qu’il n’y a aucun déterminisme, et c’est vrai aussi du point de vue narratif: c’est un pur effet du hasard, ils auraient très bien pu vivre heureux tous les deux.

MH: Oui. Mais le hasard pur intervient, dans la vie.

MdH: Plateforme est en quelque sorte le livre du hasard. C’est par hasard que Michel rencontre Valérie, c’est par hasard qu’il la perd. Dans Les Particules, c’est plutôt la nécessité qui domine.

MH: Oui, le hasard est nettement plus visible dans Plateforme, effectivement.

MdH: Tu dis même que le bonheur est possible, qu’il existe; cela m’a étonné un peu de ta part.

MH: Mais je dis aussi que le malheur est ingénieux et tenace. Ce qui est vrai…

MdH: Tu introduis beaucoup de ces maximes dans tes romans.

MH: J’aime bien l’effet d’irréfutable que ça donne.

MdH: Il y a aussi l’effet de séduction, je pense: c’est beau, c’est concis, parfois c’est paradoxal, donc on est séduit par la forme.

MH: Oui oui, mais l’effet de séduction provient du fait que cela a l’air indiscutable. Je suis toujours à deux doigts de généraliser, en fait.

MdH: D’où ma question. Est-ce qu’on pourrait tirer ces vérités générales de leur contexte pour les mettre dans une anthologie, disons les Maximes et réflexions de Michel Houellebecq?

MH: Non! C’est le principe de la généralisation qui m’intéresse, pas le contenu. Par exemple, à un moment donné, quand Bruno raconte sa vie à Michel, Michel lui dit que la plupart des gens qu’il connaît ont mené des vies comparables. On ne sait absolument pas en quoi consistent ces vies «comparables», mais c’est l’affirmation qui compte. De même, dans Extension, il m’arrive de dire au lecteur qu’il est dans le même cas, arbitrairement, sans justification.

MdH: C’est un effet littéraire, mais c’est peut-être aussi un trait de caractère…

MH: En effet, c’est parce que je suis présomptueux et que j’aime les auteurs présomptueux, en général. En quelque sorte, les auteurs modestes ne m’intéressent pas. Je n’hésite pas à écrire par exemple: «Et, pourtant, l’erreur n’est pas de mon côté», j’aime bien ce genre de phrases.

MdH: Est-ce qu’il t’arrive d’affirmer des choses sans être sérieux, juste pour le plaisir d’affirmer?

MH: Oui, sûrement, oui. Je suis toujours attiré par une affirmation impressionnante et prétentieuse, de telles affirmations ont un vrai charme à mes yeux. Il me semble qu’il n’y en a pas mal chez Marx, par exemple. Et si Marx a réussi, c’est à mon avis parce qu’il avait un vrai sens de la formule.

MdH: Donc c’est cet aspect-là qui t’attire chez les autres auteurs?

MH: Oui, oui oui. Oui, il faut que je tombe sur des formules saillantes.

MdH: Et tu dis détester Nietzsche…

MH: C’est vrai, mais c’est parce que je le considère comme un concurrent direct; et que j’aime Schopenhauer, dont Nietzsche a renié l’enseignement, sans rien y ajouter. Il est ceci dit possible que Nietzsche m’ait inspiré sourdement. Mais ça fait longtemps que je ne l’ai pas relu; pas depuis ma découverte de Schopenhauer.

MdH: Est-ce qu’il faut lire le texte fondamental qu’est Rester vivant de la même façon, c’est-à-dire comme une affirmation pour l’affirmation? Ou faut-il quand même y voir la formulation de la méthode que tu as toujours suivie?

MH: Quand je relis ce texte, je le trouve très convaincant. Mais je n’y pense pas tellement quand je ne le lis pas. Enfin, la littérature doit surtout être convaincante quand on la lit. Il s’agit de ne pas laisser d’issue au lecteur.

MdH: Et l’ambiguïté dont ont vient de parler? Est-ce qu’elle ne constitue pas une «issue»?

MH: Ce qui est certain, c’est que je suis dans un système où l’auteur a toujours raison, et c’est tout. Je suis Dieu, quoi. Donc l’ambiguïté arrive dans la mesure où je m’abstiens de porter un jugement sur mes créatures; mais aucun de leurs mouvements ne m’est incompréhensible.

MdH: Il est vrai que tes personnages n’ont pas de liberté.

MH: Très peu.

MdH: Parce que tu penses que la liberté n’existe pas.

MH: Disons qu’il y a des zones, des moments d’instabilité structurelle.

MdH: Comment peut-on encore parler de morale, comme tu le fais souvent, si l’homme n’a pas de liberté? Si tout est déterminé, la morale est-elle encore concevable?

MH: Oh oui! La morale n’est pas essentiellement liée à la liberté. Par exemple, si l’on prend un système calviniste, le fait que le méchant ne peut échapper au mal ne réduit en rien la méchanceté de son acte: ce n’est pas une excuse. En fait, c’est un univers rigoureusement manichéen. En cela, je suis resté très schopenhauerien. C’est-à-dire que l’absence de liberté empirique s’accompagne d’une liberté transcendante. En d’autres termes, le méchant ne peut que faire le mal, mais l’acte de liberté en lui-même, c’est son être, son être de méchant. Donc c’est une conception pas si éloignée du calvinisme.

MdH: Et la punition?

MH: Dans le calvinisme, c’est la damnation, donc le damné se damne librement, au fond: sa liberté lui est antérieure. Mais dans mes livres il n’y pas de punition, sinon la réprobation du lecteur – ou l’admiration du lecteur dans le cas de l’être bon.

MdH: Est-ce que tu as de l’admiration pour le mal? Puisqu’il joue un rôle assez important dans tes livres.

MH: Oh non. Par ailleurs, contrairement à une idée reçue très courante, il est beaucoup plus facile de réussir un personnage entièrement bon qu’un personnage entièrement mauvais. C’est tout à fait frappant. Même Dostoïevski, contrairement à ce qu’on répète, et peut-être à ce qu’il pensait lui-même, réussit plus facilement les saints que les démons.

MdH: Pourquoi est-ce plus facile?

MH: C’est une question trop difficile. Je ne sais pas.

MdH: C’est peut-être à cause de l’attente du lecteur?

MH: Peut-être parce que la bonté est plus surprenante que la méchanceté. On peut donc énoncer des actes de bonté sans avoir besoin d’entrer dans le détail, parce qu’ils produisent déjà un effet suffisamment surprenant. Alors que, quand on décrit un méchant, la description de ses actes n’est pas assez surprenante en elle-même, donc on se met à entrer plus dans le détail, et en ce faisant, on commence à trouver des excuses au méchant. On commence à l’expliquer, donc à le justifier dans une certaine mesure, ce qui fait qu’au bout du compte, on n’obtient jamais un personnage franchement diabolique.

MdH: La même chose vaut dans un tout autre sens pour Annabelle, qui est sans doute ton personnage le plus angélique: on a l’impression qu’elle est hors de portée, presque inhumaine.

MH: Oui, c’est une espèce d’icône. Mais je ne cherche pas la vraisemblance, à la base. Ce qui compte dans un personnage comme Annabelle, je dirais même dans tous mes personnages féminins, c’est que ce soit visualisable. Cela n’exclut pas un certain flou dans ma description physique du personnage, mais il faut pourtant que le lecteur ait l’impression de le voir. C’est d’ailleurs l’un des moyens d’estimer la réussite d’un roman. Quand les gens qui vont au cinéma pour voir l’adaptation d’un livre sont déçus, ce n’est pas parce que le style n’a pas été rendu (la plupart s’en foutent), c’est parce qu’ils ne voyaient pas le personnage comme ça. Donc, pendant la lecture du roman, ils voyaient bel et bien quelqu’un. La manière dont cette création chez le lecteur fonctionne n’est pas très claire, mais il est sûr que c’est une des choses qu’il faut réussir.

MdH: Tu fais comment? En «accumulant des détails réalistes censés camper des personnages nettement différenciés», comme le narrateur d’Extension dit ne pas faire?

MH: Je sais pas très bien comment je fais, mais je sais très bien comment fait Agatha Christie, par exemple. Dans le cas d’Hercule Poirot, les gens ont toujours été déçus en voyant l’acteur qui l’interprétait. Comme Agatha Christie a écrit beaucoup de livres, et que de temps en temps elle répète machinalement ses descriptions, on voit bien ses trucs. Elle procède en mélangeant des traits de caractère et des tics, elle est très forte pour décrire des tics.

MdH: Ce dégoût du réalisme que tu exprimes au début d’Extension, vient-il de Lovecraft? L’ironie veut d’ailleurs que même dans Extension, il y ait des personnages «nettement différenciés».

MH: Oui, en effet, je me contredis presque aussitôt. Mais ce qui compte avant tout, c’est l’affirmation d’une volonté de généralité. En fait, je le fais à plusieurs niveaux: le plus souvent sociologique, parfois plus métaphysique, en disant que les êtres humains sont à peu près identiques.

MdH: Identiques à 80%, comme tu dis dans Extension.

MH: Normal à 80%. Ç’aurait été un bon titre pour le film, d’ailleurs: Normal à 80%. Bon, moi je trouve ça bien qu’il y ait dans un roman des choses comme ça, qui contredisent l’idée même de roman.

MdH: Les contradictions ne te gênent pas.

MH: Non, je trouve qu’elles ajoutent… Enfin, plus généralement, j’ai une vision contradictoire de la vie. Je peux trouver une chose très intéressante, et la rechercher avec passion, et d’un seul coup me rendre compte que ça n’a aucun intérêt. Mais ça peut être temporaire, hein.

MdH: Et dans tes romans, tu veux rendre compte de ces contradictions?

MH: Oui. Oui oui oui. Oui oui.

MdH: C’est sans doute la raison principale de leur ambiguïté.

MH: Le roman est en général un genre ambigu, mais c’est vrai que les miens ont cette ambiguïté en plus: on n’est pas vraiment sûr si je vais écrire un roman. En même temps, le livre se termine quand même, donc le roman gagne à la fin. Mais je ne suis pas un admirateur inconditionnel du roman. Il m’arrive de trouver que la philosophie est plus intéressante. Ça se passe par crises.

MdH: La philosophie, ne la trouves-tu pas trop univoque, trop explicite, trop directe? Je me le demande parce que, dans tes essais, c’est encore les contradictions et le second degré qui frappent.

MH: Oui, mais ça ne me satisfait pas! De ce point de vue, je suis franchement honnête (c’est d’ailleurs l’un des seuls points sur lesquels je le sois). Je ne recherche pas l’ambiguïté dans mes essais. Au contraire, je recherche la clarté, mais ça ne marche pas.

MdH: C’est parce que, quand tu écris quelque chose, tu penses aussitôt le contraire?

MH: Oui, je me mets à penser le contraire. De temps en temps, ça donne un effet comique, et comme je ne suis pas tout à fait idiot non plus, je rajoute dans le comique; mais au départ, l’idée n’était pas de provoquer un effet comique. C’est du comique semi-volontaire, en fait.

MdH: Il y a un passage dans «Approches du désarroi» où tu fustiges le second degré. Propos bien ironique dans la bouche d’un auteur qui a fait du second degré sa spécialité.

MH: Ceci dit, je suis plus convaincant contre l’humour en général. Je trouve que le passage dans Les Particules est assez convaincant, où Walcott dit: «L’humour finalement ne sert à rien.»

MdH: Et pourtant, c’est un élément essentiel de ton oeuvre.

MH: Oui, mais il faut savoir critiquer l’humour.

MdH: Est-ce qu’on peut transcender l’humour, est-ce qu’on peut le laisser derrière soi pour atteindre un état plus cohérent, plus authentique?

MH: On peut toujours trouver une zone où l’humour est inefficace.

MdH: Et c’est ce que tu cherches à faire?

MH: Oui oui, ça marche d’ailleurs de temps en temps, à mon avis. Les questions morales sont importantes, hein, en littérature. Je veux dire par là que l’humour, au départ, est une réaction de défense.

MdH: Défense contre quoi?

MH: Contre une situation déplaisante. Et donc, il faut qu’il le reste. C’est-à-dire que l’humour provoqué est quelque chose de toujours un peu pénible.

MdH: Donc l’humour n’est pas un but autonome.

MH: Non, c’est une réaction, il faut qu’il y ait quelque chose de déplaisant qui précède.

MdH: C’est pour cela que tu écris? Pour réagir contre quelque chose de déplaisant qui précède? Je présume que ce n’est pas pour amuser les gens.

MH: Il faudrait que j’écrive beaucoup plus pour avoir une idée de ce qui amuse les gens, pour connaître les recettes qui marchent. Dans un texte qu’il a écrit sur moi, Dominique Noguez dit à un moment donné que mon œuvre n’est qu’un gigantesque «en fait», ce qui est très juste. C’est-à-dire qu’au fond de tout ce que j’écris, il y a une vaste tentative d’élucidation.

MdH: Élucidation de quoi?

MH: Du monde qui m’entoure.

MdH: Alors on est retourné au point de départ. Au début de notre conversation, tu as dit que ton matériau n’était pas vraiment le monde, mais plutôt ce qu’on dit sur lui.

MH: Oui, mais ça fait partie du monde. Par exemple, dans un voyage organisé, les gens n’explorent pas le monde, ils explorent un discours sur le monde.

MdH: Ils explorent ce qui se trouve dans le Guide Michelin.

MH: Ou dans le Guide du Routard; ils peuvent choisir. Et tout est comme ça. Les humains vivent dans un monde qui est en grande partie composé de textes, de textes sur le monde. On vit dans un univers qui est entièrement culturellement façonné, au sens large du terme.

MdH: Et en plus, tout est valorisé par ces textes.

MH: À y réfléchir, c’est quand même très curieux qu’on puisse me reprocher que mes personnages aient des idées. Parce que les gens ont des idées, ça fait partie du monde.

MdH: Est-ce qu’on ne te reproche pas plutôt d’exprimer tes propres idées par la bouche de tes personnages?

MH: Ce sont les plus grossiers qui me font ce reproche. Mais il y a un autre reproche sous-jacent, à savoir que c’est un peu vulgaire, dans un roman, d’avoir des personnages qui expriment des idées. Sans doute, c’est parce que l’écriture est censée être une espèce d’accès immédiat au réel – vision quasi mystique, en fait, qui est celle des poètes hermétiques français. Donc avoir des éléments déjà médiatisés, c’est un peu vulgaire. L’idéal classique qui s’est installé dans le roman français, c’est de se placer devant un objet parfaitement inintéressant, mettons une chaise en plastique, et de dégager par son écriture l’essence de cet être. Donc la chaise en plastique est un sujet noble, car comme il n’a absolument aucun intérêt, l’intérêt ne peut venir que du style de l’auteur. Voilà l’idée sous-jacente. Il y a, au fond, un peu de vanité puérile là-dedans: «Je vais écrire des choses magnifiques sur un sujet absolument sans intérêt.»

MdH: Et pour toi, par contre, c’est la médiatisation qui occupe la place centrale. Est-ce que c’est lié à ton goût pour Kant, le philosophe de la «chose en soi» inaccessible?

MH: Ah oui, oui, j’ai été kantien.

MdH: Et maintenant tu ne l’es plus?

MH: Ça s’est un peu aggravé, en réalité. Parce que j’ai tendance à considérer que si la chose en soi n’est pas accessible, c’est qu’il n’y en a pas. En fait, Kant a maintenu la catégorie, tout en la déclarant inaccessible: il aurait mieux fait de l’enlever, car par le fait même d’avoir laissé un mot, même si c’est en disant qu’on ne peut rien en dire de plus, il a laissé ouverte la possibilité d’un questionnement. Disons qu’il n’y a, bel et bien, que des représentations. C’est l’idée du positivisme.

MdH: Et ce sont ces représentations qui t’intéressent.

MH: Oui, oui. Enfin, si on s’intéresse à la chose en soi, on arrive toujours à écrire des poèmes sur les cailloux, hein. On arrive fatalement là, parce que le mystère est déjà dans son entier dans le caillou. On en tire la conclusion que, tant qu’on n’aura pas écrit de poème définitif sur le caillou, ce n’est pas la peine d’aborder des sujets plus complexes. Et donc, on écrit: «Caillou, tu es là. Présent.» Enfin, des choses comme ça. Ce qui n’est pas mal à petites doses, d’ailleurs.

MdH: Pourquoi? Parce que c’est amusant à lire de temps en temps?

MH: Non, il m’arrive aussi, occasionnellement, d’écrire des phrases du genre: «Un courant léger parcourait le fleuve.» J’ai des moments de pause, si on veut. «L’herbe s’agitait doucement», des choses comme ça. J’aime bien, un peu.

MdH: Bon, dernière question: tu fais quoi, en ce moment?

MH: Ce que je fais en ce moment est plutôt de l’ordre de l’essai: je suis en train de commenter Schopenhauer. Il ne va pas y avoir de personnages.

[Lire aussi la version néerlandaise]

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