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La violence bridée de Cioran

S’il reste hasardeux d’émettre des jugements moraux sur la bonne ou la mauvaise foi relatives du prosateur français, il est cependant possible, contre la complaisance critique qui ne fait pas grand cas des égarements de jeunesse ou des écrits roumains réniés par l’auteur comme ‘prétentieux et stupides’, de voir dans ces ‘délires’ premiers la clé des réussites stylistiques de l’homme mûr. La pureté stylistique des écrits français de Cioran, si pureté il y a, est le produit de l’effort d’auto-purification qu’a dû fournir, tant bien que mal, ce nationaliste fascisant floué par l’histoire, ce vitaliste Schopenhauerien relégué, dans le Paris de l’après-guerre, à un anonymat déshonorant et coupable. Et on peut se demander si l’excentricité, l’isolement et le dédain des compromissions que Cioran a su hautainement préserver jusque tard dans sa vie n’a pas été une façon de préserver aussi le déchirement, la douleur dans laquelle s’enracine son écriture – avec l’avènement de la notoriété, la source tarit.

Cette tentative de fonder le style de Cioran dans le refrènement de la violence et des pulsions premières laisse en suspens les conditions sociales de la reconversion stylistique opérée par Cioran après son installation en France. De plus, elle implique un jugement de valeur: la sublimation des thèmes anciens, l’effort de mise en forme ne réussit que quand l’emphase originelle est effectivement domptée par la discipline du style, quand l’âme roumaine se voile d’esprit français. Or, chez Cioran, le pathos de la violence menace à tout moment de briser ses chaînes langagières, réactivant les rancunes éculées et les fureurs aveugles qui alimentent son écriture. En ranimant la tradition des moralistes et des mémorialistes français, en jugulant si savamment son ressentiment par la retenue que lui imposait cette prose classique, Cioran a su donner un ton familier et proche à des pulsions troubles, lointaines. Et ce n’est peut-être pas un hasard si l’avènement de sa postérité va de pair, en Roumanie, avec des traductions de ses oeuvres françaises et des rééditions de ses oeuvres roumaines, destinées à un public cette fois-ci sans doute mû par la nostalgie plus que par le style.

[Liber, Revue internationale des livres, no 28 (septembre 1996), © Rokus Hofstede]

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