Au lieu de réduire la socialisation intellectuelle de Cioran dans cette mouvance qui dominait la Roumanie des années ’30 à de simples ‘errements de jeunesse’ n’ayant guère influencé l’œuvre ultérieure, on peut se demander quelles ont été les répercussions de ces expériences fondatrices, et plus particulièrement, dans quelle mesure et de quelle façon Cioran a réussi, après la guerre, à en sublimer, en euphémiser ou en censurer les effets. Celuit qui aimait à donner l’image d’un héros de la lucidité, ne s’est-il pas souvent expliqué sur la volonté, la nécessité même, de se leurrer, de se tromper sur soi, pour créer? C’est de cette inconscience voulue que découle sans doute l’ambiguité morale qu’a laissé planer Cioran sur ses engagements politiques de jeunesse: le déchirement qui a marqué ce double exilé – exilé de sa patrie et de sa langue, c’est-à-dire de son passé – a créé la tension qui a infléchi de façon décisive la pulsion créatrice de celui qui aimait à se définir comme un ‘homme sans destin extérieur, sans biographie’, vivant un ‘exil métaphysique’.
Car il faut mesurer le gigantesque effort qu’a dû fournir Cioran, dans la France de l’après-guerre, pour réussir la gageure, à trente-sept ans, de s’approprier une langue nouvelle et de la maîtriser au point d’être reconnu comme un ‘La Rochefoucauld du XXe siècle’. Cioran donne, particulièrement dans Lettre à un ami lointain (1957), des aperçus de l’épreuve, du ‘calvaire’, que lui a coûté l’apprentissage de ce ‘langage d’instituteurs’: ‘Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant soit peu correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré.’. Tout permet de penser que l’acharnement à s’exprimer en français, langue ‘noble’ d’une culture ‘majeure’, répondait pour ce ‘barbare’ venu vivre ‘dans une serre’ à un violent appétit d’annoblissement (et son ami Constantin Noica de rappeler malicieusement comment Cioran, en 1933, avait exprimé sa haine de la culture française: ‘Il faut en finir avec le sentiment français de l’existence, avec cette clarté qui n’éclaire rien et qui ne rayonne guère, manquant même des séductions de la lumière crépusculaire’).[1. Constantin Noica, ‘Souvenirs sur Cioran’, dans L’ami lointain, Paris-Bucarest, Criterion, Paris, 1991.]
Mais si ses commentateurs ont volontiers qualifié ce ‘Balkanique venu chez eux se livrer à des exercices de style’ en des termes qui flattaient cet appétit, ils ont été singulièrement aveugles aux références biaisées mais multiples à cette tension qui fonde l’écriture de Cioran. À pratiquer le français, l’étranger ‘…se guérit de son passé, apprend à sacrifier tout un fonds d’obscurité auquel il était attaché, se simplifie, devient autre, se désiste de ses extravagances, surmonte ses anciens troubles, s’accomode de plus en plus du bon sens, et de la raison.’ Ainsi, le style devient tout ensemble ‘un masque et un aveu’; le français se trouve être un ‘idiome idéal pour traduire délicatement des sentiments équivoques.’ La langue française fonctionne donc pour Cioran comme antidote aux débordements de sa jeunesse, du temps ‘préhistorique’ où il écrivait comme un ‘jeune fou’, avide ‘de délires et d’éxtases’. L’âme roumaine fut remplacé par l’esprit français, et ce ‘reniement de nos sources’ qui constitue la culture scelle la damnation de ce ‘démon en rupture de ban’.
Dans leurs thèmes – culte de l’irrationel, mysticisme, nihilisme vitaliste, antihumanisme, démonisation de l’histoire, dégoût du vulgaire, logique territoriale présidant aux rapports sociaux, etc. -, les écrits de Cioran montrent, des premiers libelles effervescents du jeune philosophe et essayiste aux derniers aphorismes du vieil esthète sceptique, une continuité indéniable. Ce qui a changé, c’est , du propre aveu de Cioran, ‘le ton’. Les caractéristiques de ce ton nouveau – la concision du genre aphoristique, le savant maniement des raccourcis, l’emploi récurrent de paradoxes et d’hyperboles, le mélange du registre classique et du registre argotique, etc. – peuvent être directement liés à l’effort de mise en forme du pathos et de la grandiloquence qu’exemplifient les écrits de jeunesse. D’où le côté histrion de ces fragments dans lesquels Cioran dispense allègrement ses sarcasmes en étendant sa rage à l’espèce humaine tout entière; d’où, inversément, le côté prophétique qui informe jusqu’aux derniers écrits, dans lesquels la voie du salut, impossible à atteindre bien sûr, reste calquée sur une identité collective, nation, civilisation ou peuple, une âme non encore aliénée de ses sources, une vitalité préreflexive et irrationelle.
S’il est une caractéristique de l’œuvre tardive de Cioran qui en est comme le sceau, c’est le paradoxe. On le retrouve dans ses prises de position philosophiques qui, comme l’a bien montré Patrice Bollon,[1. Patrice Bollon, ‘Le principe du style’, Magazine littéraire, no.327, déc. 1994.] ne cessent de se contredire: ‘(..) une position proprement intenable et inclassable qui affirme dans le même mouvement et la nécessité de la lucidité la plus extrême et celle de l’illusion la plus sombre, et la recherche quiétiste de la sagesse et le recours primitif aux instincts, et l’élan mystique et l’attachement au matérialisme, et l’incrédulité envers tout changement ou, a fortiori, progrès et l’inéluctabilité romantique de la révolte.’ Pour Bollon, ces paradoxes se résolvent seulement dans une ‘éthique de l’élégance’: l’ascèse du style. Mais le paradoxe ne s’arrête pas à la simultanéité de positions philosophiques antinomiques. On peut soutenir que l’antithèse, le motif récurrent de contradictions insolubles, d’oppositions impossibles à synthétiser, forme la structure profonde du style cioranien, la trame sur laquelle toute sa pensée se tisse: ce serait l’expression obsessionelle, sans cesse réitérée, de la rupture que son exil extérieur et intérieur a produit. On retrouve l’antithèse dans ces fameux raccourcis, ces contrastes si abrupts qu’ils coupent le souffle (‘Un homme des cavernes empêtré dans des dentelles…’). On peut même le repérer dans ces oxymorons si fréquents, juxtapositions de substantifs et d’épithètes contraires, qui scandent sa prose: la ‘veulerie miraculeuse’, la ‘prestigieuse sclérose’ de ce ‘sage enragé’, ce ‘déçu agressif’, cet ‘aventurier immobile’, ‘héroïquement traître’, ‘curieux d’un dénouement prévu’, ‘avide de ce qui le broie’, ‘nostalgique de l’enfer…
Ainsi, en comparant les écrits de l’avant-guerre et de l’après-guerre, les mêmes idées et les mêmes images se retrouvent, parfois verbatim, mais passées au crible du style – ainsi que l’a montré Sandra Stolojan, dans un bel article sur le changement de langue qu’a opéré Cioran.[1. Sandra Stolojan, ‘La seconde naissance de Cioran’, Magazine Littéraire, no 327, déc. 1994.] ‘Dans l’aphorisme, la violence se résout, se condense, se concentre en vitupérations, en anathèmes murmurés’, pour former un genre qu’il a intitulé lui-même, dans un paradoxe typique, le ‘pamphlet sans objet‘. Et l’on comprend pourquoi Cioran s’est fait l’émule des moralistes français, tradition délaissée de ses contemporains: chez eux il trouve cette difficile discipline, cette vocation du minimalisme. L’aphorisme est idéalement adapté à la mise en scène de puissances contraires – celles, instinctives, juvéniles, de la destruction, et celles, rationelles, mûres, du désenchantement.
Reprenant la métaphore freudienne de la machine à vapeur, on pourrait soutenir que l’écriture de Cioran serait cet effort de régulation ou de canalisation du ‘Kessel brodelnder Erregungen‘, du chaudron d’agitations bouillonnantes intérieur. Est-il besoin de rappeller que, pour Freud, le refoulement se définit par la dénégation de ce qui est refoulé, et implique une reconnaissance de la réalité contrariante que l’on ne peut supporter? Dans les écrits français de Cioran – qui a toujours violemment rejeté la psychanalyse -, on voit à l’œuvre un conflit permanent entre les contraintes du style et le pathos des pulsions sous-jacentes. Le style devient alors plus qu’un ornement, qu’une habileté dans le maniement du raccourci ou du paradoxe: c’est la ‘camisole de force’, pour employer une image de Cioran lui-même, qui retient tant bien que mal un contenu explosif et souvent à contre-courant.