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La traduction et son double

« Traduire des livres – construire des ponts ». C’est sous ce titre que l’Institut Goethe présente un petit programme de soutien aux traducteurs de l’allemand. On comprend tout de suite qu’il doit s’agir d’une métaphore : traduire des livres, c’est construire des ponts permettant d’enjamber l’abîme entre les langues et les cultures ; image bien goethéenne dans son principe, légèrement conventionnelle il est vrai, mais qui nous change un peu de cette autre image, celle du traducteur comme passeur d’eau. Les deux images ont d’ailleurs ceci en commun qu’elles nous proposent un monde simple et binaire dont l’harmonie pré-babylonienne serait à portée de main, par le biais des traductions.

La réalité, à vrai dire, est un peu plus complexe. « Mise en relation, la parole peut également séparer », nous met déjà en garde Michel Houellebecq, dans Les Particules élémentaires. En effet, les ponts et les bateaux servent aussi à faire passer des armées, et il en va de même pour les traductions : en apprenant ce que dit l’Autre, il n’est pas garanti que nous soyons tout de suite gagnés par un amour inconditionnel à son égard ; qui dit traduction, dit possibilité de conflit.

Il est clair, toutefois, qu’aucune compréhension entre les cultures ne serait possible sans la traduction. Seulement, il s’agit d’éviter les réductions sommaires des slogans politiques et idéologiques. À part la valorisation messianique de l’image du pont, c’est aussi l’acte de traduire en tant que tel qui mériterait d’être reconsidéré avec attention. Si la plupart des gens s’accordent à dire que traduire, c’est transférer un texte d’une langue à une autre, peu se poseront la question de savoir ce qui se passe pendant ce transfert : là encore, c’est l’image du pont ou du bac qui détermine l’idée générale du texte comme un objet qu’on transporterait d’une rive à l’autre sans qu’aucun changement essentiel ne s’y produise – excepté les fameuses pertes de traduction.

Et si la traduction était un gain ? Gain créatif, puisque le traducteur ne peut se contenter de reproduire ce qui est déjà là : il doit recréer l’œuvre. Gain interprétatif aussi, car recréer veut d’abord dire comprendre. Gain culturel, enfin, et cela pour les deux rives : quand un texte passe par le pont de la traduction, c’est son double qui passe dans l’autre sens. Et le débat peut commencer.

[Paru dans Speakers Academy magazine, 2011, © Martin de Haan]

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