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‘Je ne pus qu’amèrement m’extasier’: traduire Michon en néerlandais

Aux Pays-Bas, je l’écris sans fausse modestie, Pierre Michon a été intensément traduit. Après une première avortée (la traduction en 1991, l’année Van Gogh, de Vie de Joseph Roulin, sous le titre De postbode van Van Gogh, traduction – peu adroite – de Marijke Jansen), la publication, chez l’éditeur Van Oorschot, des œuvres majeures a eu lieu durant la deuxième moitié des années ’90 à un rythme régulier: Meesters en knechten en Het leven van Joseph Roulin (Maîtres et serviteurs, suivi de Vie de Joseph Roulin) en 1996 (avec une postface de Manet van Montfrans), De hengelaars van Castelnau (La Grande Beune) en 1997, Rimbaud de zoon (Rimbaud le fils) en 1998, et Roemloze levens (Vies minuscules) en 2001; ces deux dernières éditions ont été assorties d’un appareil de notes en fin de volume, jugé nécessaire pour expliquer certaines des références historiques, culturelles ou littéraires qui émaillent le texte. Plusieurs traductions ont paru en revue: De Koning van het woud (Le roi du bois) en 1998, ‘Drie wonderen in Ierland’ (‘Trois prodiges en Irlande’) en 1999, ‘Negen keer over de Causse’ (‘Neuf passages du Causse’) et ‘De vader van de tekst’ (‘Le père du texte’) en 2000. Si les ventes des traductions néerlandaises ont été très confidentielles, la réception critique de l’œuvre semble enfin démarrer: l’importante revue De revisor, animé par P.F. Thomése, lui a consacré en décembre 2000 un dossier de 70 pages, contenant, outre des traductions, six textes d’auteurs et de traducteurs faisant état d’un enthousiasme marqué pour un auteur si peu canonisé – comme dit l’édito: ‘Michon fait partie des royaux parmi nous, qui créent avec chaque livre des catégories nouvelles (et en rend désuètes quelques autres).’

Il est difficile de dire précisément le pourquoi de cette intense traduction. Il y a fallu évidemment les conditions nécessaires que sont un éditeur courageux et un traducteur mordu, mais le fait qu’une ‘petite’ littérature comme la néerlandaise soit marquée par une absorption asymmétrique des ‘grandes’ littératures ne suffit pas à expliquer le phénomène. Est-ce l’étrangeté stylistique des textes de Michon, leur violence formelle et inséparablement émotive, qui séduit et qui choque dans une littérature sous domination anglo-saxonne, avec son cortège de textes naïvement réalistes? Le côté classiciste, dix-septièmiste des textes de Michon est inévitablement perçu par le lecteur néerlandais, qui n’a pas cette référence à un âge d’or littéraire et culturel, comme passablement maniéré; dans Vies minuscules, ce classicisme stylistique se trouve encore renforcé par le ‘maniérisme’ caractéristique de l’opera prima. Par bonheur, les artifices de style sont chez Michon sans cesse comme démentis et relativisés par les ruptures de registre et de rythme qui ancrent ses textes dans la contemporanéité et l’oralité, et ce sont ces ruptures sans doute qui peuvent assurer à la traduction sa ‘lisibilité’ dans un contexte autre. Est-ce le statut ‘excentré’ de Michon dans le domaine français, malgré sa consécration en haut lieu, qui fait que son œuvre peut rencontrer aux Pays Bas, région relativement excentrée du monde littéraire, des sensibilités propres à percevoir sa grandeur tragique ? Michon, comme Faulkner, a cette particularité de décrire des lieux (le monde rural) ou des époques (le bas moyen-âge) qu’on peut dire périphériques, même s’il met à l’œuvre toutes les ressources formelles et esthétiques élaborées dans les centres; en outre, son inspiration prend notamment appui sur des auteurs radicalement extérieurs à l’histoire littéraire française – je pense à des anglo-saxons comme, justement, Faulkner, mais aussi Melville, Kipling ou Conrad, eux-mêmes relativement marginaux de leur vivant. Personnellement, je tends à croire que c’est aussi la référence, nostalgique mais persistente, dans l’œuvre de Michon d’une transcendence d’ordre religieux qui peut réveiller chez certains néerlandais, dont la langue et la culture restent profondément marquées par des références bibliques, des nostalgies qu’ils ne sont plus habitués à voir exprimées.[1. R. Hofstede, ‘‘Je sentais la sacristie’: Pierre Michon et le Très-Haut’, in: Rapports – Het Franse Boek, 67:1 (1997).]

Durant mon travail de traduction des textes de Pierre Michon, ininterrompu depuis 1992, je me suis fabriqué, pour mon usage personnel, une petite théorie intuitive de ma ‘stratégie traductrice’, comme disent les traductologues. Cette stratégie est une sorte de politique à double objectif, que j’ai appellée, en néerlandais, de bekkentrekkerij van de vertaler, ce qui pourrait se traduire par ‘les façons-sans-façon’ du traducteur. Trekken, c’est tirer, étirer, essayer de fléchir ou de tordre le néerlandais de façon à le faire épouser les mouvements du français, plus élastique avec ses interminables subordonnées, ses participes présents (cauchemar du traducteur), la densité de son phrasé – c’est donc ce qui ressortit aux façons, à l’affectation et à l’artifice rhétorique du discours. Bekken, à l’inverse, c’est ce qui ressortit au sans-façon, au langage oral, à la faconde; le mot, lié au vieux français ‘bec’, est le terme qu’employent les acteurs de théâtre néerlandais pour dire qu’un texte a ‘de la gueule’. Avoir des ‘façons-sans-façon’ signifie pour moi qu’il me fallait traduire sur le fil du rasoir, au plus serré: tout faire pour que le lecteur néerlandais éprouve la singularité du français de Michon, et en même temps, ne pas rater une occasion pour qu’il se sente chez lui dans le texte, de sorte qu’il lui accorde le crédit qui ferait admettre aussi les passages contournés ou cryptés. Tout se passait comme si la captatio verborum, la chasse au verbe constitutive de la traduction, s’inscrivait sans arrêt dans une captatio benevolentiae, une tentative de s’attirer la bienveillance du lecteur, en le rendant confiant que ce qu’il lit est bien voulu comme tel et ne relève pas d’une quelconque maladresse. Évidemment, cette double stratégie en soi ne résout rien, car la question de savoir où il faut préférer les solutions cryptées, plus rugueuses et donc plus exotiques à l’oreille néerlandaise, et où il faut préférer les solutions claires, plus naturelles à cette oreille, reste sans réponse, une question d’intuition, un point de discussion avec les lecteurs critiques du traducteur ou avec Manet van Montfans, critique inlassable et directrice de la collection ‘Franse Bibliotheek’ de l’éditeur Van Oorschot, dans laquelle ont paru toutes les traductions de Michon.

Cette petite théorie spontanée a ses limites, car elle vise avant tout la transmission adéquate du sens. Or, traduisant Michon, il s’agit de traduire des textes très particuliers, des discours qui tiennent par la voix d’un seul, voix dont je dois tenter, tant bien que mal, de rendre le timbre, l’ampleur, le grain singuliers, avec les mots qui sont les miens. D’autres parleront, mieux que moi, des caractéristiques de la prose de Michon, de son énergie, de sa violence, de sa poésie. Ce qui m’importe ici, c’est que les textes de Michon imposent, comme dirait Barthes, une lecture poétique ou métaphorique, c’est-à-dire rythmée, gonflée du souffle et de l’émotion qui l’ont fait naître, qui active le corps du lecteur, une lecture qui n’est pas seulement métonymique comme celle du lecteur de romans qui s’oublie dans sa lecture. Il importe donc que la traduction se fasse, elle aussi, au-delà des contraintes de sens, résonance d’une voix. C’est là que se joue la liberté du traducteur, dans cette interférence permanente du sens, du rythme et de la sonorité.

Pierre Michon lui-même a bien compris la nature de cette nécessaire liberté. J’en veux pour preuve ces quelques extraits de lettre, révélateurs du souci d’encourager le traducteur à prendre ses responsabilités stylistiques. À propos des métaphores récurrentes qui ponctuent Rimbaud le fils, Michon écrit : ‘Elles ont entraîné le sens, elles l’ont généré. C’est donc en effet sur elles que doit porter le principal effort de traduction, et ça ne doit pas être facile: si je peux vous donner un conseil, ce serait de vous laisser porter par la logique de votre propre langue, quitte à me trahir un peu […]. En général, je tiens beaucoup au son. Quand une polysémie vous semble impossible à rendre en totalité, choisissez le sens dont le son vous semble le plus heureux.’ (13/01/93) Expliquant l’hérésie horticole des ‘glaïeuls sur l’eau’, à la fin du texte sur Goya, Michon explique: ‘Je suis conscient de l’écart, je l’ai voulu. C’était une question de sonorités en français. Tu choisis comme tu veux avec ta langue (le mot ‘glaïeul’ est comme ‘triomphant’.’ (11/12/94) Et concernant ‘la source de miel et de lait’ que le petit Bernard, dans La Grande Beune, sait inaccessible ‘en quelque endroit’, Michon précise : ‘Le corps de la mère ne peut être donné au fils, suivant la loi universelle de prohibition de l’inceste. C’est ce qui est énoncé là, et tu peux prendre des libertés pour l’énoncer à ta façon.’ (03/11/96)