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Approches de Proust (fragment)

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Conclusion : une traduction rapprochée

D’après Antoine Compagnon, la grande originalité de Proust est que son roman peut se lire à la fois comme un roman du XIXe siècle et comme le premier anti-roman, ou méta-roman, théorisant sur son propre déroulement. Dans cette perspective, la modernité de la Recherche ne tient pas tant aux thèmes qui y sont abordés, qu’à la conscience mobile qui s’y manifeste dans une pluralité de points de vue narratifs ambigus et relatifs. C’est cette conscience mobile qui assure la richesse du style, concept que Proust a joliment décrit en 1913 comme « la qualité d’une vision », et dans un célèbre passage du Temps retrouvé, comme « la révélation de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde ». Les dilemmes stylistiques qu’affronte le traducteur ne sont donc pas des questions de pure forme ou de technique mais se situent au cœur même de son travail de réécriture.

Par un singulier paradoxe, la traduction de Thérèse Cornips, quoique datant des dernières décennies du XXe et de la première décennie du XXIe siècle, a un ton plus dix-neuvième siècle que l’original, qui date du début du XXe siècle. Autrement dit, cette traduction contemporaine s’écarte plus du néerlandais d’aujourd’hui que l’original de 1913 ne s’écarte du français contemporain. Face à cet éloignement temporel et linguistique, l’enjeu majeur de notre traduction de Du côté de chez Swann est une tentative de rapprochement. Ce mot indique une volonté simultanée d’attirer le texte vers le lecteur et de rapprocher le lecteur du texte, dans l’espace et dans le temps. Il s’agit d’un double mouvement : une modernisation (qui tire le texte français vers un état présent de notre langue littéraire durant sa reconversion) se conjuguant à une « proustisation » (qui rapproche de Proust le lecteur contemporain par l’invention en néerlandais d’un style nouveau, essentiellement proustien). Répondre à cette double exigence permet des effets de compensation utiles pour une œuvre complexe telle que la Recherche : en produisant un texte où le lecteur se sente ‘chez lui’, le traducteur pourra également faire accepter par ce même lecteur les libertés de langage et les obstacles de lecture auxquels, chez Proust, il se voit régulièrement confronté.

Notre retraduction de Du côté de chez Swann, tout en marquant une volonté de respect du rythme de l’original, relève donc aussi d’une attitude quelque peu iconoclaste ou du moins irrévérencieuse par rapport au monument littéraire à traduire, dont nous cherchons surtout à ressaisir la vitalité première. Si la traduction de Cornips, avec sa tendance à garder de fortes traces de la langue-source, est typique des traductions « vers le bas », c’est-à-dire vers une langue de moindre prestige, notre nouvelle traduction reflète l’atténuation relativement récente de l’inégalité hiérarchique entre le français et le néerlandais, entre la source et la cible, et représente un échange moins exclusivement tourné vers « l’accumulation de capital littéraire » caractéristique des littératures dominées (Casanova, 2002).

À l’inverse des traductions antérieures qui, conformes en cela aux présupposés de la critique journalistique, associent l’œuvre de Proust au contexte du XIXe siècle et produisent, par leur style même, une certaine image nostalgique de son projet, notre traduction rapprochée de Du côté de chez Swann voudrait insister sur la modernité de son entreprise et sur ce que la critique universitaire reconnaît comme étant ses apports majeurs au renouvellement de l’art du roman au XXe siècle. Parallèlement, elle voudrait attirer vers Proust de nouveaux lecteurs risquant d’être déroutés par le voile langagier couvrant les traductions existantes, et rendre présent à ces lecteurs certains aspects jusqu’ici négligés ou cachés de la Recherche : le côté ironique et parodique, la sensualité visionnaire du style de Proust.

  • Rokus Hofstede, ‘Approches de Proust. Enjeux d’une retraduction de Du côté de chez Swann‘, dans: Marcel Proust aujourd’hui, 2016:13, pp. 158-175
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