- Tout art, comme toute science, est un moyen de communication entre les hommes. Il est évident que l’efficacité et l’intensité de la communication diminuent et tendent à s’annuler dès l’instant qu’un doute s’installe sur la vérité de ce qui est dit, sur la sincérité de ce qui est exprimé (imagine-t-on, par exemple, une science au second degré?).
– Michel Houellebecq, ‘Approches du désarroi’
Ah, oui, c’était au second degré! On respire…
– Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte
Michel Houellebecq a l’art de défrayer la chronique. L’auteur sulfureux d’Extension du domaine de la lutte, des Particules élémentaires et de Plateforme doit l’attention soutenue des médias en grande partie aux points de vue litigieux exprimés dans ses romans par certains de ses personnages, points de vue qu’il ne semble que trop aisé de prêter à l’auteur lui-même. Dans la réception des romans en question, l’unanimité critique traditionelle est loin d’être acquise: ils ont été tantôt dénigrés comme des écrits moralement condamnables ou littérairement nuls, tantôt célébrés comme des diagnostics navrants ou visionnaires des maux de notre temps. Houellebecq lui-même, ici et là taxé de racisme, de sexisme, d’antihumanisme, voire même de sympathies fascisantes, ne se gêne d’ailleurs nullement pour brouiller les cartes en renchérissant dans ces mêmes médias par des provocations politically incorrect, comme ses déclarations sur l’islam dans l’hebdomadaire Lire (septembre 2001), qui font actuellement en France l’objet d’incriminations judiciaires (pour diffamation raciste et incitation à la haine religieuse).
La défense classique d’un auteur contre les procès d’intention que lui valent le contenu de ses livres repose sur l’affirmation de la liberté d’expression appliquée au domaine de la fiction, autrement dit sur l’affirmation de l’autonomie artistique: le roman est un refuge de l’imaginaire, un auteur n’a pas à répondre des idées exprimées par ses personnages. Si Houellebecq a eu ses détracteurs, il n’a pas manqué non plus de défenseurs qui se sont appuyés sur le topos de l’autonomie artistique pour le laver des accusations dont il était l’objet.
Mais il y a une méthode plus subtile de mettre en cause la crédibilité d’un auteur et de son œuvre, c’est de lui dénier ses qualités proprement littéraires. Telle a été la position de certains commentateurs qui concèdent à Houellebecq d’avoir abordé avec une grande énergie des thèmes explosifs, mais qui lui contestent la dignité littéraire que l’on n’accorde qu’aux écrivains doués de style. On lui a reproché d’avoir écrit des romans dont le ton est terne et plat, qui ne sont que l’illustration d’une idée, qui contiennent du verbiage pseudo-scientifique, bref qui ont un ‘mauvais style’; on a même parlé de ‘non-style’ à son sujet, terme logiquement douteux mais rhétoriquement efficace, pour définir une manière d’écrire qui apparemment doit peu aux canons du beau style traditionnel et ne relève pas d’une ‘écriture’ avec ses démonstrations cérémonieuses de virtuosité. En d’autres termes, si ces commentateurs admettent que Houellebecq a réussi à intégrer dans son œuvre romanesque des thèmes délaissés jusque là par le roman – l’après-68, le clonage, l’industrie touristique et sexuelle, etc. –, ils lui refusent le sceau du ‘littérairement correct’.
C’est ainsi que procède, par exemple, Alain Robbe-Grillet, qui dans un entretien récent avec le quotidien belge De Standaard (27 décembre 2001), dénigre Houellebecq comme auteur littérairement ‘nul’, dont les romans ne vaudraient que par leur ‘contenu’. Ce point de vue relance la vieille antinomie entre forme et contenu, dont seul le premier terme serait un critère légitime de qualité littéraire et, partant, de qualité tout court.
Or, si les romans de Houellebecq ont fait tant de bruit, ce n’est pas seulement grâce aux thèmes adressés, mais aussi – et nécessairement – grâce au style particulier qui confère à ces thèmes leur efficacité littéraire. L’ambiguité idéologique des romans de Houellebecq est un des effets de ce style, style d’une élasticité et d’une versatilité si trompeuses que ceux qui lisent ces romans au premier degré peuvent facilement les prendre pour diffamatoires, voire scandaleux. Ilse se caractérisent justement par un savant usage de ce qu’il est coutume d’appeler le second degré. On essaiera d’illustrer, pour Les Particules élémentaires, le fonctionnement de ce mécanisme.
Pour mémoire, Les Particules élémentaires sont une sorte de croisement entre un roman fin-de-siècle et un roman de science-fiction. Les vicissitudes des demi-frères Bruno Clément et Michel Djerzinski s’inscrivent dans un fantasme scientifique où l’ingénierie génétique a rendu l’espèce humaine obsolète. Une ‘mutation génétique’ remplace les humains par des êtres nouveaux, les détournant de leurs erreurs – ‘l’égoïsme, la cruauté, la colère’. Non seulement le roman appartient à un genre hybride mais il y règne une sorte d’ambiguité structurale, puisque plusieurs narrateurs alternent de façon assez insaisissable, notamment un narrateur contemporain des vies de Bruno et de Michel et un narrateur rétrospectif qui décrit les temps obscurs ayant précédé la suppression de l’homme. Mais c’est le style du roman qui est le plus fortement générateur d’ambiguité. Loin d’être terne et plat, ce style se révèle un jeu permanent sur le ton et le registre.
La langue tressaute, cogne, percute, choisissant tantôt la parodie et le cynisme, tantôt l’analyse la plus sèche, tantôt l’élégie, mais gardant toujours la réserve et la distance, comme si son objet premier était de brider et de contenir la colère et la tristesse qui peuvent s’y lire en filigrane. Au niveau des scènes particulières il y a sans cesse d’abrupts glissements de registre: la mort d’un grand-père se poursuit par une digression sur le processus de décomposition des cadavres mammifères; une dissertation sur la formation d’attracteurs dans le système des neurones et des synapses débouche sur la description d’une croisière de luxe sur la Costa Romantica, ‘authentique paradis flottant’. À côté d’analyses effrontées, de dialogues comiques et de moments de poésie soudaine, la gaucherie et l’a-musicalité délibérées trouvent aussi leur place, comme en témoigne le prologue surprenant et carrément provocant, qui pose de façon sèche des vérités péremptoires, et qui est immédiatement suivi d’une espèce de poème ou de chant religieux dont le sens est a priori tout à fait obscur. L’effet littéraire de ce début est clair: il crée une tension aussi bien thématique que stylistique, et le lecteur, pris à rebrousse-poil, est sommé de se réveiller.
La question est évidemment de savoir si ce style cahotant, par à-coups, n’est pas un effet de pure impuissance. L’auteur français Dominique Noguez a montré, dans la revue L’Atelier du roman (numéros 18 à 20), que Houellebecq est tout à fait capable de faire de ‘belles’ phrases, mais là n’est pas la question: les toiles cubistes de Picasso nous diraient-elles moins si on ne savait pas qu’il était aussi très capable de faire des dessins ‘réalistes’? Un romancier digne de ce nom ne fait pas de belles phrases pour faire de belles phrases. Michel Houellebecq lui-même cite ce mot de Schopenhauer: ‘La première – et pratiquement la seule – condition d’un beau style, c’est d’avoir quelque chose à dire.’ (Interventions, p. 53). Houellebecq: ‘Avec sa brutalité caractéristique, cette phrase peut aider. Par exemple, dans une conversation littéraire, lorsque le mot écriture est prononcé, on sait que c’est le moment de se détendre un peu. De regarder autour de soi, de commander une nouvelle bière.’ Et un peu plus loin: ‘(…) la poésie paraît encore plus gravement contaminée par cette idée stupide que la littérature est un travail sur la langue ayant pour object de produire une écriture’ (idem, p. 54).
Bref: un bon style (Houellebecq ne nie pas son existence, et se préoccupe de ses conditions de possibilité) est intrinsèquement lié à ce que le roman a à dire – en tant que roman, donc en tant que forme d’art qui ne donne pas de réponses mais pose des questions, propose des possibilités, qu’elle tâche d’approfondir sans formuler de jugements catégoriques et définitifs. C’est le style des Particules élémentaires qui attire l’attention du lecteur sur le fait que ce roman ne se contente pas d’illustrer une idée, repréhensible ou non. Il va de soi que certaines idées de la personne de Houellebecq se retrouvent dans son roman (comme c’est le cas dans tous les romans de tous les auteurs, de Kafka à Coetzee en passant par Queneau), mais dans le cadre de la fiction, elles sont en permance relativisées et ironisées.
Prenons cette phrase, cité par le critique néerlandais Willem Kuipers comme exemple de ‘prétentieux verbiage académique’: ‘Le destin singulier de Martin Ceccaldi est en réalité parfaitement symptomatique du rôle d’intégration dans la société française et de promotion du progrès technologique joué par l’école laïque tout au long de la IIIe République.’ (p. 32). L’auteur de ces mots semble ne pas connaître l’ombre d’un doute. Mais dans le paragraphe qui précède, ce même auteur ironise sur ‘la vie agricole et pastorale’ des paysans corses à laquelle ledit Ceccaldi semblait destiné dès sa prime enfance: ‘on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est précisément fixé par un système d’héritage strict), de temps en temps on tire un sanglier; on baise à droite à gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance à des enfants; on élève lesdits enfants pour qu’ils prennent leur place dans le même écosystème, on attrape une maladie, et c’est marre.’ Et un peu plus loin, après avoir narré la vie symptomatique de Martin Ceccaldi, le romancier Houellebecq soulève la question du sens des biographies en général: ‘La narration d’une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu’on le voudra. L’option métaphysique ou tragique, se limitant en dernière analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté. Dans le cas de Martin Ceccaldi il apparaît opportun de convoquer une dimension historique et sociale, mettant moins l’accent sur les caractéristiques personnelles de l’individu que sur l’évolution de la société dont il constitue un élément symptomatique.’ Voilà pourquoi Martin Ceccaldi a droit à ‘une à deux pages’.
L’inflexion ironique est indéniable. Par le biais de certains signes subtils, notamment les exagérations dosées, retenues (l’épitaphe comme narration métaphysique ou tragique d’une vie!), Houellebecq signifie que nous savons affaire à un pastiche, à l’emploi délibéré (caricatural ou non, mais en tout cas relativisant) d’une forme ou d’un style existant. Ainsi, le passage cité fait naître toutes sortes d’associations: un traité de sociologie, ou une page des lecteurs dans un hebdomadaire politique, mais aussi, par exemple, les romans naturalistes d’un écrivain comme Émile Zola. Les lecteurs qui croient trouver le vrai Houellebecq dans les digressions sociologiques à jargon pseudo-scientifique, passent à côté de l’enjeu littéraire du procédé du pastiche. Houellebecq n’écrit pas de roman à thèse: il expose et met à l’épreuve des idées concevables.
Dans Les particules élémentaires, un autre style pastiché est celui du ‘new age’, des formes contemporaines de l’ésotérique et du culte de soi. Cela n’aura pas échappé aux lecteurs des scènes de camping désopilantes de la deuxième partie, où Houellebecq dépense sans compter chakras, énergies subtiles et autres nébulosités. Ce que tous n’auront pas remarqué – point essentiel pourtant – c’est que les ‘chants religieux’ cités p. 12 et p. 368 sont écrits dans un style à peu près équivalent (‘Nous vivons aujourd’hui sous un tout nouveau règne / Et l’entrelacement des circonstances enveloppe nos corps, / Baigne nos corps, / Dans un halo de joie.’, etc.). Pour le lecteur attentif, il est clair que ces poèmes doivent avoir été écrits par le ‘clone’ qui prend la parole dans l’épilogue – forme ultime d’ironie et de polyphonie romanesque: à la fin de l’épilogue, nous savons que l’humanité a été remplacée par une nouvelle espèce d’êtres intelligents, immortelle, heureuse et non-égoïste, bref tout ce à quoi aspirait Michel Djerzinski. Mais le narrateur-clone le dit lui-même: avec la déperdition de la vanité individuelle, l’art et la science ont été mis en veilleuse, ce dont les poèmes cités sont une illustration convaincante. Comment écrit un poète béat, programmé à la bonté? Abominablement. Ce n’est pas Houellebecq qui parle dans ces poèmes extatiques et insipides – au contraire, il nous place devant l’alternative: voulons-nous être immortels, heureux et ridicules? Ou préférons-nous quand même être mortels, le plus souvent malheureux et rarement sublimes? Les Particules élémentaires ne donnent pas de réponse, mais le roman pose la question – par le moyen du style.
Le succès de l’entreprise romanesque de Houellebecq dépend donc de sa maîtrise du style – qui n’est pas celui d’auteurs comme Jean Echenoz ou Pierre Michon, relativement constant et immédiatement reconnaissable, mais changeant, variable, contribuant à la nature polyphonique du roman. La formule qui régit ce style essentiellement ironique est le second degré: le lecteur, s’il y est sensible, ne sait plus avec certitude à quel niveau interpréter ce qu’il lit – parodie ou sérieux, satire ou pathos. Le second degré, caractéristique par excellence de la ‘forme’ des romans de Houellebecq, entraîne une relativisation permanente du ‘contenu’.
C’est dire aussi que la pertinence de l’antinomie forme-contenu dans le cas de Houellebecq est restreinte. Qu’en est-il, en fin de compte, de la portée politique et idéologique de romans dont la complexité formelle ne se révèle qu’à une lecture qui est elle-même ‘au second degré’? La vision de la société qu’ils véhiculent repose sur la façon raffinée dont l’auteur dramatise les passions et les appétits de ses protagonistes – leur dépendance sexuelle, leurs angoisses, leur obsession de la déchéance physique, leurs réflexes haineux. Ses romans exhibent une tension inconfortable entre discours critique et adhésion voilée à la réalité contemporaine; ainsi, Michel et Bruno, dans Les Particules élémentaires, incarnent-ils tous les deux à leur façon la société désintégrée, individualisée dont ils sont en même temps des critiques féroces. Ainsi font-ils preuve d’une sorte de complicité paradoxale avec le monde qu’ils veulent fuir. Ils convoitent obscurément cela même qu’ils critiquent, le culte égoïste du bonheur et du plaisir qui s’est développé dans les sociétés occidentales au tournant des années soixante. Si on ne peut pas prendre tout à fait au sérieux leurs propos parfois rancuniers ou désabusés, il est tout aussi difficile de les écarter purement et simplement comme des provocations gratuites. Le second degré apparaît ainsi comme un mécanisme de dérision et d’autodérision profondément lié au sens-même du roman: l’ambiguité (formelle, morale) produit l’ambivalence, tant chez les protagonistes que chez le lecteur. Dans Plateforme, cette duplicité foncière prend un tournant encore plus troublant, puisque le protagoniste principal, un nouveau riche appellé encore Michel, incarne la quête réussie du bonheur amoureux et de la plénitude sexuelle décriée comme vaine dans Les Particules élémentaires: l’analyse sociale se double d’un roman d’amour. Il est frappant que les émois sexuels et amoureux de ce protagoniste soient écrits au premier degré, même si, en accord avec le pessimisme foncier que Houellebecq professe, cet amour sera frustré et se révélera impossible, puisque il est noyé (on ne peut manquer de souligner le sens prémonitoire aigu de l’auteur) dans le sang d’un attentat islamiste.
Le style des romans de Houellebecq concourt à en faire des allégories du ressentiment, dans le sens nietzschéen du terme – le ressentiment étant la propension à reprocher aux autres ce que l’on voudrait soi-même posséder, une corruption affective qui mélange souffrance et envie, servilité et désir de vengeance. Le tableau que Houellebecq dresse des peurs et des joies des classes moyennes, de leur égoïsme foncier et de leur désir naïf de bonheur, de leurs conquêtes et de leurs atavismes, n’est sans doute pas fait pour plaire à chacun. Mais c’est le tableau, grossi et distordu, du monde dans lequel nous vivons, pour le meilleur ou le pire. ‘Au milieu du monde’, tel est le titre balzacien que Houellebecq destine à Plateforme et aux romans qui suivront. Gageons que ces romans à venir joueront aussi sur les deux tableaux, sur le réel devenant littérature et la littérature ne devenant que trop réelle, sur le premier degré et le second.
[Balises. Cahiers de poétique des Archives & Musées de la littérature, Dossier ‘Politique et style’, 2001-2002: 1/2, © Martin de Haan & Rokus Hofstede]