Rokus Hofstede: – Je veux vous dire d’abord que ça va être une intervention largement improvisée. Si j’ai été annoncé dans la catégorie des universitaires, c’est parce qu’il n’y avait pas de catégorie spéciale pour les traducteurs ; j’ai fait dans un lointain passé des études de sociologie mais pour ce qui est de la traduction, je suis un parfait dilettante. Je ne suis donc pas habitué à avoir un micro à la main et à parler devant des salles pleines comme celle-ci. Comme je ne me propose pas de faire un discours magistral sur la littérature en général et celle de Pierre Michon en particulier, mais plutôt de vous faire partager quelques expériences de traduction, je vais consacrer le gros de mon temps à vous donner des exemples concrets de problèmes d’interprétation et de compréhension que j’ai pu rencontrer en traduisant Vies minuscules en néerlandais. Mais d’abord, je voudrais faire deux remarques.
D’abord pour ce qui est du titre. Quand Hugues m’a invité, il m’a pressé de lui donner un titre pour ma conférence. Le titre que je lui ai donné, « la beauté difficile », était plus intuitif que réfléchi, mais je crois qu’il rend bien compte des deux expériences principales que j’ai eues en traduisant Michon, c’est-à-dire d’un côté la formidable difficulté que ça représentait, et d’un autre côté la formidable beauté du texte à traduire, à laquelle je tendais dans ma traduction. J’ai l’impression que l’on vit dans des temps où on n’a plus tellement l’habitude de conjuguer, de mettre en rapport difficulté et beauté, qu’à notre époque on croit plutôt que la beauté est dans la simplicité, voire dans la facilité, que ce soit pour les écrivains qui y cèdent en écrivant ou pour les lecteurs qui ne veulent pas se rendre la vie trop difficile. Tous ceux qui ont fait l’expérience de lire Pierre Michon savent qu’il y a des moments où on est au prime abord perdu, où on se laisse porter par la musique des mots en sachant qu’il y a des choses qui nous échappent. Moi, quand je traduis, c’est exactement ce qui m’arrive, encore que la partie qui m’échappe soit sans doute plus grande que celle d’un lecteur français. Je me souviens très bien de ma première expérience de traduire Michon, c’était en 1994. J’ai passé quelques semaines d’été dans la ferme des éditeurs Verdier, à ce moment-là je travaillais sur Rimbaud le fils. Gérard Bobillier m’a dit, sans doute voulant me donner un bon conseil, que traduire Michon c’était très bien mais que Vies minuscules il ne fallait pas que je m’y attaque parce que c’était intraduisible. Et non pas parce que la langue y était plus difficile qu’ailleurs, quoique la virtuosité rhétorique y est portée à son comble, mais surtout parce que, d’après Bobillier, les références à l’histoire politique, culturelle et littéraire françaises étaient tellement nombreuses, que le texte en était tellement touffu, que pour un lecteur néerlandais ce serait presque impossible à suivre. L’expérience prouve que cela n’a pas été le cas, puisque Vies minuscules est le seul livre de Michon traduit en néerlandais qui a été réédité. Il y a eu un deuxième tirage en 2007, après la première publication en 2001, cela veut dire qu’il y a eu quand même des lecteurs à qui ç’a pu parler. Peut-être que plus tard j’essayerai de vous dire à quel point la lecture de ces textes en néerlandais peut produire un effet différent, autrement plus féerique, que quand on les lit dans leur langue d’origine.
Pour la difficulté et la beauté, il existe un adage d’un de mes compatriotes de la Renaissance, l’humaniste Érasme, qui a eu un bestseller à l’époque avec un livre qui s’appelait Adages. Cet adage s’énonce : Difficilia quae pulchra. Traduit le plus littéralement possible, cela veut dire : ‘difficile ce qui est beau’; on peut traduire aussi : ‘tout ce qui est beau est difficile’. Ça ne veut pas dire l’inverse, non omnia pulchra quae difficilia, tout ce qui est difficile n’est pas forcément beau. La difficulté serait donc pour Érasme une condition nécessaire mais non suffisante de la beauté. On retrouve presque la même idée, verbatim, dans la dernière phrase très fameuse de L’Éthique de Spinoza, un autre compatriote, qui a vécu un siècle après Érasme: ‘Sed omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt‘, ‘tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare’, phrase citée par Pascal Quignard dans ses Petits traités, qui ne l’a d’ailleurs pas très bien traduite, là où il confond ‘praeclarus’ [lumineux, excellent] et ‘difficilis’.
La seconde remarque que je veux faire, c’est que je m’attache ici à une difficulté particulière, à un moment déterminé du travail de traduction, qui est le moment de l’interprétation. Ce moment ne recouvre pas tout le travail, parce que quand on traduit on a d’abord, dans un premier temps, l’expérience de tout lecteur. On se laisse porter par la phrase, par le texte, par la musique, sans trop comprendre, avec le sens qui affleure. II y a un deuxième moment dans la traduction que les lecteurs normaux peuvent aussi connaître, c’est l’interprétation de ce qu’on lit. C’est le moment où on consulte le dictionnaire, où on cherche activement à comprendre les références, où on dresse des listes de questions comme cette liste-ci, avec laquelle je me suis introduit chez Pierre Michon en l’été 2000, et sur laquelle nous avons passé plusieurs journées à piocher pour éclaircir toutes les références, les citations implicites, les ellipses, ces choses-là.
Et puis le troisième moment, duquel je ne vais pas du tout parler avec vous, c’est le moment de la réécriture. Il aurait fallu que je vous fasse un cours accéléré de néerlandais pour que vous puissiez saisir quelque chose des gains et des pertes qui se produisent quand on traduit du français vers le néerlandais. Mais là, je n’en parlerai pas. Je vais simplement faire une sorte de casuistique des problèmes rencontrés en cours de traduction. Parfois je citerai le commentaire de Pierre d’il y a sept ans, ou bien je citerai l’appareil de notes que j’ai ajouté à la traduction, une dizaine de pages où sont expliquées les références à Rimbaud, les renvois aux peintres, les clins d’oeil historiques, etcetera, pour compenser un peu le manque de familiarité du lecteur néerlandais.
Juste une anecdote pour vous faire rire, pour vous faire comprendre aussi à quel point on peut se tromper dans son interprétation quand on cède à la facilité étant traducteur, c’est-à-dire quand on croit que le premier sens probable est aussi le vrai sens. Avant que je ne commence à traduire Michon, en 1993, il y a eu une première tentative de traduction, en 1991, à l’occasion de l’année Van Gogh. Michon ayant publié récemment Vie de Joseph Roulin, un éditeur néerlandais a voulu surfer sur la vague en faisant traduire le livre sous un nouveau titre, ‘Le facteur de Van Gogh’, par quelqu’un qui visiblement était un peu dépassé par ce texte. J’étais donc tout heureux, quand je me suis remis à cette traduction, de trouver dans cette vieille traduction quelques belles gaffes qui justifiaient bien que j’en fasse une retraduction. C’est avec un plaisir un peu méchant que je peux citer par exemple la traduction que ce premier traducteur a donné de la phrase où Michon décrit le portrait de Camille Roulin par Van Gogh. Il en parle comme d’un ‘limon mal pétri coiffé d’une casquette d’écolier’. Dans la traduction néerlandaise, cela est devenu un ‘citron mal pressé coiffé d’une casquette d’écolier’ [rires]. On est ravi quand on trouve des choses comme ça !