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La beauté difficile – quelques problèmes de lecture dans Vies minuscules

Rokus Hofstede : – J’avais posé une question à Pierre sur l’opposition entre obscure ivresse et illustre soleil, c’est aussi dans ‘Vies d’Eugène et de Clara’. ‘[…] une obscure ivresse m’éblouit avec l’illustre soleil, au sortir du bistrot’. En fait, quand on le voit, c’est très simple, mais quand on ne le voit pas, c’est assez compliqué. Obscur s’oppose à brillant mais s’oppose aussi à illustre. L’obscurité et la célébrité d’un côté, l’obscurité et la lumière de l’autre – c’est donc un jeu sur les oppositions, ‘l’obscure ivresse’ et ‘l’illustre soleil’, d’autant plus que dans illustre, il y a aussi l’étymologie de la lumière. Donc il m’a fallu trouver un même double sens. Heureusement on a en néerlandais le mot duister, qui a le même sens figuré et littéral qu’obscur.

Une autre question, que je croyais très fine, dans ‘Vies des frères Bakroot’, porte sur la description des grandes collections de Rémi Bakroot qu’il étalait devant ses camarades admiratifs. ‘[…] il permutait les termes, avec l’air réfléchi et le geste d’abord hésitant, mais dont peu à peu la lenteur s’assure, qu’on voit au joueurs d’échecs’. Le texte se poursuit : ‘Le pion s’en avisa, tout fut confisqué.’ [rires]. Je me suis dit, ah merde, comment je vais faire pour rendre ça ? [rires] Mais donc, ça n’avait rien à voir.

Voix de femme – Mais quand même, c’est la polysémie qui est toujours présente.

Pierre Michon – Peut-être, oui…

Voix de femme – Ah si! Ah si!

Rokus Hofstede : – Il y a encore une belle citation, mais là, je suis assez certain que peu d’entre vous l’auront repérée. C’est dans la description d’un livre reçu par Roland Bakroot, un livre de Kipling. Et dans ce texte, il y a une évocation vraiment hallucinante des images des Indes coloniales. Qu’est-ce qu’il y voyait le fils Bakroot, dans ces images coloniales ? ‘l’or vil et glorieux, l’or que tout adjectif indifféremment peut qualifier, l’or courait là-dedans comme le suif dans la viande’.

Pierre Michon : – C’est dans Kipling, ‘L’Homme qui voulut être roi’. C’est une citation.

Rokus Hofstede : – C’est une citation: like suet in mutton, comme le gras dans la viande. Et puis il y a un tas d’autres comparaisons métaphoriques, ‘comme le sang indomptable dans la chair lourde’, ‘comme les ambitions terrifiantes, pleines de whisky […] dans l’œil impassible des beaux capitaines’, etc. Mais je voulais juste remarquer que cette référence à Kipling est assez surprenante, parce qu’on ne voit pas tellement d’auteurs français qui lisent au-delà de la littérature française et dans Vies minuscules, ce qui est notable, c’est qu’il y a beaucoup de références à des auteurs anglophones, Faulkner, Conrad, Kipling, cela donne une résonance plus internationale, moins franco-française, que j’ai beaucoup aimée. Je remarque aussi que l’or est une métaphore de prédilection pour Michon. Je me suis un jour amusé à compter les occurrences du mot or, c’est assez facile dans Word. En fait il y a 44 passages différents dans Vies Minuscules où l’or est utilisé comme métaphore. Comme il y a des sociologues qui décrivent la traduction comme ‘un détournement de fonds littéraire’ [rires], je me suis accaparé un peu cette richesse…

Nous nous approchons de Guéret. Dans la description du vieil Achille, ‘qui débloquait un peu, à la fin’, l’auteur nous dit qu’il l’a ‘un jour vu débâclé sortir du café Saint François, […] et fulminer fièrement tel, avec des effets de cape ou de macfarlane dans le vent de la cuite, un Verlaine éméché’. Là, j’ai été complètement paumé… [rires]. Mais cette préciosité de style, on la retrouve ailleurs aussi dans ‘Vies des frères Bakroot’. Il faut lire en fait : ‘je l’ai vu fulminer fièrement tel un Verlaine éméché’, puis le reste de la phrase s’intercale, ‘avec des effets de cape ou de macfarlane dans le vent de la cuite’, c’est une sorte d’ajout précieux.

Pierre Michon : – C’est une tournure qui vient de Mallarmé, Mallarmé a fait beaucoup ça. ‘Tel, pompompom…, pom’.

Rokus Hofstede : – Pour ce qui est du mot débâclé, j’aimerais encore remarquer que c’est une image moins courante, moins prévisible qu’on peut le croire. Ça porte, si j’ai bien compris Pierre, sur les glaces qui fondent. Il y a donc une idée de mouvement mais aussi de dureté qui devient liquide; on peut dire aussi des nuages qu’ils sont débâclés…

Pierre Michon : – Non, c’est un adjectif abusif, ‘débâclé’. Quand tout va mal, c’est la débâcle. Mais on ne dit pas : ‘je suis débâclé’… Là, c’est une sorte de [inaudible] sémantiquement.

Rokus Hofstede : – Il y a encore une occurrence de cette même tournure. Je cite, dix pages plus loin : ‘Dans le peuple anonyme des paysannes à chapeaux noirs, à fichus, à frisettes de chef-lieu de canton, cérémonieuses, et toutes, des grand-mères qui l’avaient vu grand comme ça au petites que naguère Rémi emballait sous un accordéon, vieillottes […]’. Et toutes, …, vieillottes: quand on n’est pas habitué à lire Mallarmé, c’est quand même assez étonnant pour un auteur contemporain, ce genre de construction.

Pierre Michon : – Non, Mallarmé, c’est ‘tel, pompompom… Pom.’

Rokus Hofstede : – J’ai retrouvé dans mes notes une belle phrase que je voudrais vous livrer. Dans ‘Vie de Georges Bandy’, on lit ‘[…] mon désir glouton ne cesserait pas davantage que son inassouvissement devant l’insolente richesse du monde; je crevais de faim au pied de la marâtre […]’. La marâtre ici, d’après les explications de Pierre, c’est la richesse du monde. Mais à d’autres moment, la marâtre figure la mort, par exemple celle d’André Dufourneau, dont il est dit : ‘Quant à la façon dont frappa la Marâtre, les conjectures peuvent être infinies’. Donc, pour expliquer cette métaphore changeante et variable, tu as eu cette remarque: ‘La mère, on la met à toutes les sauces.’

Pierre Michon : – La mère on la met à toutes les sauces… Et comment tu traduis, toi, ‘marâtre’, en néerlandais?

Rokus Hofstede : – Stiefmoeder, proche de l’anglais stepmother. Puisqu’il me reste cinq minutes, je vais me limiter à commenter les images sur lesquelles je n’ai pas encore parlées. Sur la gauche vous voyez l’eurypharynx pelecanoides, un terme de Linné, que Pierre était très heureux d’avoir trouvé ; je me souviens de sa jubilation d’avoir pu mettre ce mot dans le…

Pierre Michon : – …C’est presque un alexandrin: ‘eurypharynx pelecanoides’…

Eurypharynx pelecanoides

Rokus Hofstede : – L’eurypharynx pelecanoides, c’est un poisson des grands fonds ; ‘eury’ veut dire large, ‘pharrungos’ gosier, c’est littéralement le Grandgousier des abysses; ‘pelecanoides’ veut dire ‘à bec de pélican’, comme vous le voyez sur l’image.

Pierre Michon : – Tu as laissé le nom linnéen ?

Rokus Hofstede : – Bien sûr. À côté du poisson on voit une image du Prince Noir, Edward, un prince anglais qui a fait des incursions en France lors de la guerre de cent ans. D’après Pierre, il avait poussé jusqu’en Creuse…

Pierre Michon : – Je crois qu’il est plutôt passé vers Bellac, par là. Mais pour le livre, c’était bien qu’il passe par ici… [rires]

Rokus Hofstede : – Pour ce qui est du vitrail, c’est l’image qui s’approchait le mieux des ‘grands cerfs fictifs’ qui passent devant Bandy mort, avec une croix entre leurs cornes, je cite : ‘une croix entre leurs dix-cors’.

Pierre Michon : – En fait, un dix-cors, ça n’est pas les cornes, c’est un cerf qui a des bois à dix embranchements, ou qui a dix ans, je ne sais pas. ‘Une croix entre leurs cornes’, ce n’est pas très joli, pour une chute, pour une finale du texte. Mais ‘une croix entre leurs dix-cors’, avec en plus, la résonance en ‘or’… C’est un solécisme. Mais le son me plaisait.

Rokus Hofstede : – Il y a beaucoup de cervidés dans cette fin de ‘Vie’. Il y a le panneau routier où bondit ‘une figure encornée’, il y a le Puy des Trois-Cornes, qui fait penser le narrateur à un cerf sous terre dont les cornes se mélangent aux racines des arbres. Donc on est tout à fait dans cette figure mythique, presque mystique, que l’on voit sur cette image.

Je vais en rester là. Pour ce qui est des photos en bas, elles sont purement anecdotiques, vous y voyez le travail du traducteur en acte, et tout-à-fait à droite vous avez l’illustration d’un titre bien connu de Pierre Michon, c’est une photo qui a été prise à l’Hôtel de Ville de Bruxelles au printemps de cette année.

Pierre Michon : – Il y avait des chaînes pour nous empêcher de passer, mais on est passés quand même.

[Carnets de Chaminadour, 3 (mai 2008); transcription de la conférence tenue en septembre 2007 aux Deuxièmes Rencontres de Chaminadour, Guéret, © Rokus Hofstede]